EUTERPE CARESSÉE


Si je reviens à cette vieille histoire, que j'ai sûrement racontée je ne sais où, peut-être plusieurs fois (je m'y perds), c'est que plus le temps passe, plus elle m'étonne.

C'était dans une autre vie, au temps du collège. Notre 3eB5, à première vue, n'avait rien d'anormal, mis à part la présence d'un virtuose : un frêle garçon nommé Philippe Hersant qui un jour, sous nos yeux éberlués, changeant la vieille casserole de la salle de musique en mustang, exécuta au grand galop une redoutable Rhapsodie hongroise de Liszt. Le brillant pianiste allait devenir un superbe compositeur, il noircissait déjà les portées à l'époque, mais ça nous ne le savions pas. Alors comment expliquer l'épidémie de compositionnite qui s'empara de nous, ou le hasard joueur qui nous rassembla ?

Sans attendre l'arrivée de Philippe Hersant, j'avais accouché de mon opus 1 : un Divertimento pour orchestre à cordes. Moi qui avais des notions d'harmonie et de contrepoint proches du néant ! Je pourrais encore, près de soixante ans plus tard, en siffloter les premières mesures. C'est terrible. J'en parlai sans doute à deux copains mélomanes, Jean-Marie Clément et Joël Wissotzky, car ils vinrent me voir peu après, l'air solennel : Michel, nous allons écrire un concerto et nous te proposons de te joindre à nous ! Pour piano, le concerto, naturellement, Jean-Marie étant pianiste. Pour le violon, mon instrument à moi, c'eût été trop facile. Je revois Jean-Marie mimant un majestueux premier thème, joues gonflées, grands gestes des bras. Je leur soumis un autre thème, do, do, do, do, rédosilasol etc., que dans leur grande bonté ils trouvèrent joli. Nous n'allâmes pas plus loin, dieu soit loué.

Nous n'avions pas le bagage, petits présomptueux. J'ai fini par laisser la musique tranquille au profit des activités para-musicales que l'on sait. Jean-Marie, excellent pianiste amateur et fou d'art lyrique, a donné naissance à une metteuse en scène d'opéra renommée. Quant à Joël, il quitta bientôt Paris et disparut des radars. Plus tard, j'ai appris sa mort prématurée. Plus tard encore j'ai retrouvé sa sœur. Il avait persévéré, lui. Elle m'a envoyé, sur des fichiers mp3, quelques brèves pièces pour piano, petites choses fragiles, mélancoliques, non sans charme — l'équivalent musical de mes écritures.

Dans une classe de trente élèves, quatre puceaux pelotant Euterpe ? Me croira-t-on ? Et ce n'est pas tout : le cinquième s'appelait Chantereau, oublié son prénom. Ce garçon secret nous avoua pourtant un jour qu'il composait des poèmes symphoniques. Sans plan, au fil de l'inspiration, expliqua-t-il au professeur de musique.

Je donnerais cher pour te retrouver, camarade. Et plus cher encore pour savoir ce qu'est devenu le dénommé Rolland. Lui aussi, son prénom m'échappe, en avait-il un ? Ce type-là ne faisait rien comme les autres. Il était dans une autre troisième, mais on lui aurait donné au moins deux ans de plus que nous. Il se tenait très droit, l'air fier, parlait haut et portait des gants. À la récré, au lieu de jouer au foot, il arpentait la cour, discutant gravement avec un disciple. Il tenait tête sans frémir, dit-on, aux profs les plus hargneux. Je suis autodidacte ! proclamait-il. Aux heures de permanence, il sortait d'une pochette une liasse de papier à musique et exigeait qu'on fît silence autour de lui tandis qu'il se prenait le front.

L'épidémie, apparemment, était plus générale encore. Il y avait alors, dans notre collège-lycée, une classe préparatoire à une école d'ingénieurs ; voyant passer dans la cour ces intimidants gaillards en blouse blanche, je remarquai un jour l'un d'eux qui trimballait dans une pochette en plastique du papier à musique tout gribouillé. Le phénomène était donc transgénérationnel ! universel sans doute ! J'ai pensé alors à mon oncle pianiste, pour qui la musique de Boulez était (moue dédaigneuse) «une musique d'ingénieur». Le jeune homme inconnu serait-il un jour notre nouveau Boulez ? Cela m'aurait semblé tout naturel.

Les années ont passé. L'automne dernier, douze ans après mes adieux à la scène scolaire, j'ai été invité dans une classe de troisième. Une banlieue plutôt aisée, une bonne classe, mais en regardant ces sympathiques frimousses, je me disais : Mon dieu, qu'ils sont jeunes ! Comment imaginer certains d'entre eux écrivant de la musique, ou du moins essayant, comme nous autrefois ? Y en a-t-il seulement parmi eux qui écoutent Mozart, ou Wagner, ou Stravinsky ? Ce genre de musique serait-il devenu, en France au moins, un truc de vieux croutons ?

J'abrite en moi, comme tout le monde, un crétin persuadé que sa génération aura été l'apogée de l'histoire humaine avant l'inéluctable effondrement. Certains ne le cachent même pas. Pour ma part, j'ai beau me soigner en permanence, j'avoue que par moments ma foi en l'homme vacille. Puis je me raisonne. À chaque génération son excellence. Aurions-nous su, nous autres, manipuler ordinateurs, jeux vidéo et smartphones avec une dextérité aussi stupéfiante ?


...fauchée par le Temps, ce grand lamineur.
Toute une portée de jeunes musiciens...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°207 en janvier 2021)