TRUMPERIES


Ça n'arrête pas, et ça s'aggrave. Tout le monde ici crache sur lui. C'est devenu un sport national : tirer sur le futur ancien président des États-Unis. Cet acharnement commence à m'agacer. En même temps je me dis qu'un tel conformisme n'a rien d'étonnant : Donald Trump est trop différent des personnages qui occupent ce genre de poste. Il n'est pas dans le moule, en effet, pas bien élevé, contrairement à tous ces politiciens bien propres, polis jusqu'à l'hypocrisie. Il est nature, lui, franc du collier, à l'image de ses partisans : ceux qui l'ont soutenu, porté jusqu'aux sommets, c'est le peuple, qu'on le veuille ou non, les vrais gens, ceux qui aiment et utilisent comme lui des mots simples et vrais.

Oh, je les entends, les ricaneurs, le grand troupeau de ceux qui sempiternellement le traitent de menteur ! Trop facile. C'est vrai, cet homme n'a pas avec la vérité le même rapport que nous. Il n'a pas de la réalité cette vision étriquée qui est la nôtre. La vérité, la réalité, c'est lui qui la fait et la défait, comme tous les hommes supérieurs. Dire la vérité, c'est bon pour les médiocres. Pour lui la réalité n'est pas une institutrice revêche, mais une drôlesse qu'on prend par la chatte et qui se laisse engrosser en ronronnant.

On l'imagine tout à fait dans le rôle du séducteur, cet ogre superbe dont le physique massif effraie les uns et rassure les autres, avec sa chevelure d'or, signe d'éternelle jeunesse — les démocrates sont fichus d'insinuer qu'il se teint ! —, la casquette rouge qu'il arbore certains jours, flamboyante comme une crête de coq, et ces touites qui s'envolent de lui en permanence comme une nuée d'oiseaux, comme une immense auréole. Mais s'il est adoré par ses troupes, c'est surtout qu'il leur tend un miroir, qu'ils retrouvent en lui à l'état pur ce qui constitue le fond même de l'âme humaine : l'égoïsme. Mon pays d'abord. Moi d'abord. Trump, c'est l'égoïsme absolu de l'enfant, le droit jouissif de mentir, de faire toutes les bêtises possibles. Voilà ce qu'ils vénèrent en lui, ce qui les fait rêver. Même si cela n'explique pas tout. N'est-il pas mystérieusement magicien, ce faiseur de miracles qui transforme aux yeux de millions de fidèles une élection perdue en victoire, fait disparaître une pandémie, apparaître des fraudes aussi monstrueuses qu'inexistantes, et m'amène à hurler en extase, au sein d'une foule décérébrée, le nom de ce crétin géant ?


J'ai longuement hésité à conclure de façon si explicite. Les volkonautes, qui en principe me connaissent, et dont la perspicacité ne fait aucun doute, n'ont guère besoin qu'on leur mette les points sur les i. Mais s'il me prend la fantaisie de confier ce texte à facebook, lequel fait perdre à chacun de nous au moins quarante points de QI, certains accros à f****** risqueraient de se trumper sur mon compte.

Alors soyons plus clair encore : oui, je déteste plus que jamais le guignol en question et tout ce qu'il représente. Pour le combattre, je n'ai que ma petite ironie aigrelette, arme dérisoire sans doute, mais précieuse. Pour mieux se moquer, faire semblant d'approuver ; pour faire éclater la baudruche, la gonfler plus encore ; c'est le principe du judo : ne pas lutter contre la force de l'adversaire, mais la retourner contre lui.

Au service militaire, déjà, mes compagnons de galère me disaient : Tu nous consoles. Tu fais exactement les conneries qu'on nous dit de faire, la marche au pas, les gestes, les chants guerriers, mais avec une telle application que c'est presque trop, et ce léger trop suffit pour que tout vire au grotesque. C'était là un beau compliment, merci les gars. Notre armée n'en a pas trop souffert, je crois, mais l'essentiel est de vous avoir fait un peu de bien, et à moi-même aussi.

Mais d'où vient-elle au juste, cette jubilation qui nous vient d'imiter les marche-au-pas, ou de se faire passer pour un abruti du Dakota ? Est-ce uniquement la volupté de se payer la tête de ceux qui nous prennent la nôtre ? Non, c'est plus profond. Le comble du bonheur, c'eût été jadis de déclamer, ou du moins d'écrire, le discours d'un colonel taré à ses troupes — j'en entendis de somptueux ; ce serait aujourd'hui d'incarner le milliardaire fou lui-même, avec ses éructations, ses mimiques, ses gestes. S'il m'est donné de jouer dans un film avant de mourir, je sollicite le rôle d'une vieille ordure, ou à défaut, d'un pauvre minable. J'ai mis un terme naguère, sur ce même site, au défilé mensuel de mes Andouilles, une sacrée collection de crapules et de nuls, mais depuis lors un projet me travaille : une rubrique où un connard fini — un archétype, sans visage précis (encore que) — prendrait la parole tous les mois pour débiter des idées diamétralement opposées aux miennes, bref, des horreurs. Je n'arrive pas à me lancer, quelque chose me retient, mais chaque fois que j'apprends quelque chose qui m'indigne, plusieurs fois par jour donc, j'improvise un commentaire vengeur et aussitôt je l'entends, lui, le roi des beaufs, qui prend mon contrepied, et son discours puant se déroule en moi, parfois plus librement que le mien qu'étouffe la colère.

Inquiétant, non ? Comment expliquer la présence de cet altère-ego ? Cabu, saint et martyr, homme exemplaire que je pleure tous les jours, disait que son fameux personnage du Beauf, c'était lui quand il ne se surveillait pas. Oui, sans doute, ce monstre en moi, c'est un peu moi. Le laisser parler, ce serait donc me purger de miasmes cachés, me purifier. De fait, plus cette enflure déblatère, moins elle me convainc, et je tiens là une explication commode qui me dédouane. Mais c'est curieux — encore un mystère : pendant toute sa vie on apprend à tout analyser, comprendre, expliquer, clarifier, et on y prend plaisir ; sauf que parfois on n'y arrive pas. On se dit, après tout, pourquoi toujours chercher à savoir ?

(Oui, mais qui parle à ce moment-là, Moi ou l'Autre ?)


Les beaufs sont éternels.
Les beaufs sont partout...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°206 en décembre 2020)