BRAVES GARÇONS


La mémoire est une grosse conne. La mienne, trop occupée à retenir des vieux trucs débiles, laisse filer un tas d'informations fraîches et précieuses. Mon passé récent est un champ de ruines, alors que je récite encore par cœur la liste des élèves de la 6e A5 au Lycée Claude-Bernard de Paris, il y a soixante ans.

Bernard... Blondet... Bretonnière... Charpentier... Coignet... Coutant... Debut... Dispot... Esparre...

Je la fais défiler de temps à autre, cette litanie, pour m'assurer que le passé au moins me reste, en comptant sur mes doigts de peur de perdre l'un des trente-deux garçons ; et à chaque fois, jusqu'à présent, j'arrive au bout sain et sauf avec un vague sentiment de fierté dont j'ai honte.

J'ai fait des pieds et des mains, naguère, pour retrouver mes chers copains du primaire, j'ai gardé de bons amis du lycée et de l'après-bac et suis toujours curieux du sort des autres, mais mes camarades de la sixième et de la cinquième, non, pas très envie de savoir, à part pour quelques-uns. C'est l'âge le plus crétin de la vie et ces deux années-là surtout furent pour moi moches et tristes.

L'été 59, qui suivit la sixième, est l'un des plus mornes dans mon souvenir, mais en même temps, sur certains points, d'une précision désolante. Quoique bon élève, j'étais moyen en maths, ce qui amena mes parents toujours inquiets à m'envoyer en août dans un cours de rattrapage. J'atterris dans un trou perdu au fin fond de la Savoie, région que j'aurais de toute façon trouvée sinistre, à un quart d'heure à pied du prochain village. Nous étions logés dans trois chalets, je crois : un pour l'enseignement, deux pour le logement des élèves en fonction de leur âge. Travail le matin, activités diverses l'après-midi : ballon prisonnier, marche en montagne. Il n'y avait là que des garçons, on s'en doute.

Pendant ce mois de purgatoire, il ne se passa rien de marquant.

Je partageais ma chambre, dans le chalet baptisé le Marteray, avec deux braves gars nommés de Breyne et Chalançon — les garçons s'appelaient par leurs noms de famille à l'époque. Je me souviens aussi de Magadoux... Safadi... Rana... Bop... Des noms vaguement bizarres, quand on y pense. Chose étrange, tous étaient gentils. Pas de bagarres entre nous, pas de brimades. On se moquait bien un peu de Villadieu, venu de Castres avec un accent terrible, et qui semblait — à tort peut-être — un peu retardé. Villadieu, tu es Castrais ? lui demandait-on à tout bout de champ. Mais cela n'allait guère plus loin. Pas de grosses bêtises non plus — à moins que tout se soit passé dans mon dos, petit naïf que j'étais. Quelques sèches fumées en douce par certains, rien d'autre. Plus d'un se baladait couteau en poche, comme les petits paysans d'autrefois, mais on ne les sortait que pour jouer à la pichenette. Serait-ce encore permis aujourd'hui ?

Nous appelions les moniteurs monsieur — monsieur Renaut, monsieur Lebideau. Ils nous apprenaient des chansons de colo, «Si tu vas en enfer bien avant moi...» «Otingama, otingama...» et faisaient leur boulot gentiment. La jeune et blonde infirmière, Christine Testot-Ferry, jouait avec soin, elle aussi, son rôle de maman-grande sœur.

Il faut croire que cette communauté somme toute harmonieuse avait une âme. Le directeur, M. Didier, un catho sûrement, croyait en sa mission. Il prenait ses repas parmi nous, avec femme et enfant, et se plaisait à nous réunir, certains soirs après dîner, pour ce qu'il appelait un forum. Un garçon volontaire faisait un exposé devant ses camarades en cercle autour de lui, puis notre directeur commentait, nous exhortant à devenir des hommes bons et justes.

En attendant, il fallait se métamorphoser en bons élèves, et là ce n'était pas gagné. L'école rassemblait une rutilante collection de cancres. L'un d'entre eux, grand gaillard de dix-sept ans, quadruplait sa cinquième, ce qui ne semblait pas l'attrister le moins du monde. Dans mon groupe, lors du corrigé de la première dictée, le professeur — un dur à cuire pourtant — s'arrachait les cheveux. Certains avaient fait trente... cinquante fautes ! Lorsque peu après il rendit la première rédaction, cependant, son regard se fixa sur moi. Il n'osait pas y croire. Après des années gâchées à patauger sombrement dans des copies nulles, il rencontrait un élève bon en français. J'étais dans l'affaire une erreur de casting. Une bête curieuse. Un mutant. Sous son regard qui s'éclairait, je me suis soudain senti lumineux.

Les yeux de mes camarades eux aussi se tournaient vers moi. J'étais devenu quelqu'un. Certains sont venus m'interroger avec respect. Ce qui me frappe, à la réflexion, c'est l'absence de jalousie à l'égard du bon élève. Pas la moindre remarque ironique. De braves garçons, décidément. Ceux-là, finalement, je serais heureux de savoir ce qu'ils sont devenus. Les cancres sont souvent passionnants.

Mais le plus troublant reste à venir.

Je me suis lié d'amitié avec un garçon encore plus gentil que les autres, à qui une fossette au menton et un léger cheveu sur la langue donnent l'air un peu benêt, mais dans les derniers jours je l'abandonne pour un autre garçon plus âgé : lui treize ans, moi même pas douze. J'ai oublié son nom et son visage, mais pas ses mots. Il me fait une révélation renversante. Les garçons et les filles jouent ensemble à des jeux merveilleux, comme les adultes. On s'y met très tôt, dès qu'on en a envie. Tu vois ce gars-là ? (Il me montre un garçon de notre âge.) Je suis sûr qu'il a déjà couché avec deux ou trois filles.

Lui-même a commencé. On ne peut pas imaginer comme c'est bon. Il a connu des siestes de rêve dans un hamac avec une fille, nus tous les deux. Il est tout maigre, il doit s'en donner. Certains, paraît-il, s'enfilent un anneau pour être encore plus durs, ils recommencent plusieurs fois. Et toi ? Rien encore, vraiment ?

Non, rien encore, mais je vois le paradis s'entrouvrir. Mille et une nuits m'attendent. À certains moments je me dis qu'un tel bonheur, non, c'est trop, on ne le mérite pas, mais très vite mes doutes s'effilochent : la voix qui me catéchise est si sûre d'elle, si persuasive...

Attendez, les nénettes, j'arrive !

De retour à Paris, j'apprends d'abord la mort d'un de mes grands-pères. La première disparition d'un proche. Là aussi, la fin de l'enfance. Quant au début de l'adolescence et des jouissances, on attendra. Les filles que je rencontre alors me le font vite comprendre : le Grand Annonciateur n'était qu'un petit branleur mythomane. L'Éden promis ? Une forteresse ! J'attendrai des années avant de me faufiler dedans comme un voleur.

Quant à l'infirmière, à qui j'ai envoyé mes poèmes et une lettre, elle n'a jamais répondu, et soixante ans après, Christine, je vous en veux encore un peu.


En fait, c'est très malcommode (m'a-t-on dit plus tard).
Rêve idiot.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°205 en novembre 2020)