DERRIÈRE LE BOUT DU MONDE


J'ai rêvé d'être écrivain très tôt et j'y suis arrivé très tard. J'avais huit ans quand j'ai pondu mon premier opus, Une petite ouvrière, et n'ai jamais rien écrit d'aussi original depuis. J'ai même jugé ces huit pages dignes de figurer sur ce site à côté d'autres plus récentes et plus conventionnelles. Mon œuvre suivante, deux ans plus tard, Le petit chien, était d'une débilité rare et j'eus la sagesse de m'arrêter au bout de 120 pages.

J'étais bon en rédaction dans mon enfance, un peu moins en dissertation plus tard car il y fallait réfléchir plus que sentir, mais j'adorais écrire et je ne voyais pas quoi faire d'autre dans la vie. Aucun doute, je serais écrivain. Adolescent, puis jeune adulte, j'ai multiplié les tentatives ; je dépassais rarement la première page, mais j'allais parfois jusqu'au bout. C'étaient des textes brefs, des histoires inventées. Je me souviens d'avoir mis deux ou trois d'entre elles au monde, plus longues, dans une fièvre éblouie, comme si une porte s'ouvrait, comme si ma vie allait en être illuminée. En fait, il a bientôt fallu l'admettre, je ne pondais là que des merdouilles. J'ai fait lire Les prisonniers du sommeil à deux ou trois amis et récolté des compliments gênés. Le singe qui riait tout seul, je crois bien n'avoir osé le montrer à personne. J'ai envoyé quelques petites choses à un éditeur obscur, qui les a refusées poliment, les jugeant sympathiques, mais trop adultes pour les enfants et trop enfantines pour les grands. Il m'a semblé déraisonnable d'insister.

Mes meilleures histoires sont peut-être celles que je n'ai pas écrites, mais inventées soir après soir pendant quinze ans à l'heure du coucher de mes enfants. Le chewing-gum à la lavande, Les pirates de la Marne, Qui a gagné l'étape ?, Le rideau d'eau, Maud la maudite... Au moment de les noter, j'en avais déjà oublié la moitié. Et puis à quoi bon les donner à lire ? Et à qui ? L'essentiel, c'était ce qui se passait tous les soirs entre le conteur et sa progéniture ; lorsque plus tard j'ai publié des livres, qui m'ont apporté plus d'un ou deux lecteurs, j'ai toujours écrit ces livres comme des messages qu'on adresse à quelqu'un — ou quelqu'une de préférence —, même si je ne vois pas toujours clairement à qui.

Puis les Grecs me sont tombés dessus. En traduisant mon premier texte, avec jubilation, j'ai compris que l'important était de mettre les mains dans les mots, les miens ou ceux d'un autre, peu importe ; c'était moins d'écrire mes propres histoires que de travailler une phrase, lui donner la bonne allure, le bon mouvement, la faire avancer, fluide et heureuse comme un bon nageur. C'était faire de la musique avec les mots, que le morceau soit de moi ou non.

Du coup, pendant quelques années, la hantise d'écrire m'a quitté. J'étais apaisé, enfin. Un vapotage inédit, inespéré, avait calmé le manque de nicotine.

Autre changement ces années-là : le marathonien que j'étais, au lieu de s'entraîner en tournant autour du bois de Vincennes, a décidé d'explorer la banlieue de Paris. Tous les samedis matin désormais, très tôt, pendant des heures, je courais de plus en plus loin de chez moi, dans des territoires ignorés des touristes, et ces zones réputées moches me révélaient ici ou là de menus trésors : la courbe d'une rue, des lointains entrevus, une bicoque charmante, un jardin caché. À mon retour je notais ces moments de bonheur. Je voulais garder le souvenir des rencontres avec cette beauté-là, qu'apparemment j'étais le seul à voir. Je notais aussi au passage les noms des maisons ; en quelques années j'en ai cueilli au vol plus de quatre mille.

À la même époque, autre événement décisif : l'arrivée de l'ordinateur. Il a changé ma vie. Sans lui je n'aurais rien écrit. Aujourd'hui encore, voyant les lettres s'aligner sur l'écran lumineux, je n'en reviens pas de cette magie.

Je ne me souviens plus quand ni comment ces notes, amassées peu à peu dans la mémoire de la machine, ont fini par s'amalgamer, s'organiser, former un tout. Un tout, mais pas un livre : le charme secret de lieux déshérités, ce sujet-là méritait un livre assurément — oui mais je ne me voyais pas dans la peau de son auteur. Pour le traducteur que j'étais, les écrivains constituaient une caste supérieure, plus étanche que celle des brahmanes. Je n'en ferais jamais partie. J'ai pensé un instant offrir ma liste de noms de maisons à quelques auteurs patentés qui sauraient en faire, eux, un objet littéraire ; je l'ai même envoyée à Charles Trenet, qui pourrait peut-être en tirer une chanson, et qui n'a pas répondu. C'est alors, si je me souviens bien, que j'ai parlé de mes notes de coureur des rues à l'écrivain Georges-Olivier Chateaureynaud, autre banlieusard passionné, qui a demandé à voir, puis m'a conseillé de montrer la chose à une amie à lui, minuscule éditrice, laquelle, ô miracle, a souhaité me publier ! Mais elle ne voulait pas plus de cent pages. Il aurait fallu couper un tiers au moins du texte. Pas question. J'ai raconté l'affaire à Nadeau, qui a demandé à lire ma prose, et l'ayant fait m'a téléphoné : Michel, je te publie.

Être adoubé par Nadeau, c'était pour moi plus grisant que le Nobel. Mais j'ai gardé la tête froide. «Ce sera un très joli livre», avait dit Chateaureynaud. Et Nadeau : «C'est ravissant». Voilà qui me mettait gentiment à ma modeste place — laquelle me convient parfaitement.

Restait à compléter le texte et à prendre les photos, Nadeau réclamant un livre illustré. J'ai recruté un ami d'amis, excellent photographe, et pendant plusieurs mois nous avons sillonné ensemble les banlieues, tirant le portrait aux coins que j'avais repérés. Les images de Michel Lamoureux sont telles que je les avais rêvées. Bientôt j'ai tenu dans mes mains mon premier bébé de papier, à quarante-six ans.

Le bout du monde à Neuilly-Plaisance, au milieu de mon euphorie paternelle, m'a tout de même causé quelques menus chagrins :

Nadeau, trop modeste, n'a pas voulu de ma jolie dédicace : «À Nadeau, à Doisneau, à Chateaureynaud» ; j'ai envoyé le bouquin à Robert Doisneau, dont les photos de banlieue (La banlieue de Paris, texte de Cendrars) m'avaient émerveillé, mais il est mort juste à ce moment-là ; Jacques Lacarrière, écrivain et traducteur de grec, autre personnage-clef pour moi, et à qui mes pages vadrouilleuses devaient beaucoup, m'a avoué plus tard ne pas l'avoir lu.

Mon premier-né ne s'est pas beaucoup vendu, malgré quelques articles affectueux dans la presse, mais on s'y attendait, vu son prix élevé, photos obligent. Il y eut une tournée dans une dizaine de librairies de banlieue, très contrastée : de sacrées noubas au théâtre de la Tempête et à Eaubonne, avec accordéon swing et balloche ; à Saint-Denis, long tête-à-tête gêné avec le libraire, seuls dans sa librairie — la claque.

Puis retour aux traductions.

Quelques années plus tard, un autre éditeur a souhaité reprendre le texte — sans les photos ! Dommage pour le lecteur, mais j'étais fier d'intéresser Pierre Astier, du Serpent à plumes. Cet homme remarquable n'a pas donné suite, hélas : lorsqu'il s'est enquis des ventes de l'ouvrage, Nadeau n'a pas voulu lui mentir...

J'ai continué de courir les rues, j'ai même écrit d'autres pages suburbaines ; dans mon ordinateur, une version revue du livre est prête, au cas où ; le texte initial, retouché par endroits, y accueille ces nouvelles pages, dont la plupart somnolent aussi dans un coin de ce site. Mais la ferveur banlieusarde est peu à peu retombée. L'essentiel a été dit. Je cours aujourd'hui dans des forêts toutes proches, ou des rues trop familières pour me surprendre encore. La banlieue ne me parle plus guère, ou alors je ne l'entends pas.

Au printemps dernier, un virus barricadant parcs et forêts, je dois changer de parcours. Près de chez moi, au fond de ce qui semble être une impasse, je vois s'ouvrir une sente bien cachée qui me conduit à une petite rue inconnue, déserte comme celles des petits matins d'autrefois, et voilà que ça se réveille : les feuillages frémissent, les maisons semblent faire signe, on dirait la promesse d'on ne sait quelle découverte, comme jadis.

J'ai raconté ce moment de grâce, imprévue comme toutes les grâces, dans un précédent Journal infime : «Le bout du chemin à Meudon-Bellevue», dont le titre cligne de l'œil, tendrement dérisoire, à celui du bouquin. Je verrais bien cette page-là lui servir d'épilogue, et je pourrais à cette occasion revoir le tout, peaufiner une version ultime : je ne peux rien changer à certaines pages, mais je vois de mieux en mieux ce que d'autres ont de plus ou moins faiblard. Mais non. Il est bon que ce texte-là reste inachevé, bancal, bric et broc — à l'image de la banlieue elle-même. Et de mon parcours d'écrivain. J'aurais presque dû ajouter des passages moches exprès ! Les involontaires suffiront.

Oui, je l'aime bien tel qu'il est. On trouve tout dans un premier livre, dit-on, tout ce que l'auteur va développer par la suite après l'avoir maladroitement fourré dans son galop d'essai. Je ne relis pas mon Bout du monde, mais je souris en le feuilletant, y découvrant ici ou là les germes de projets réalisés depuis, ou restés à l'état de rêve.

Ce documentaire, curieusement, pousse quelques pseudopodes vers la fiction. Dans l'une des pages qui me tiennent le plus à cœur, apparaît un personnage fictif, ami de mes parents, amoureux de la banlieue plus excessif que moi encore, qui sous mes yeux se lance dans un hymne aux beautés de la pierre meulière. À la fin de cette page, sans savoir pourquoi, irrésistiblement, j'ai été poussé à la faire virer de bord et quitter mon sujet principal. Je raconte mon personnage : il meurt,


Et moi qu'ont saisi depuis les mêmes gourmandises, qui à mon tour ai pour les belles maisons couleur de pain d'épice l'œil d'un enfant pour les palais de Dame Tartine, je rêve à la thèse inachevée de Robert Malassis, qui peu à peu était devenue, dit-on, un étrange monstre, un mélange d'étude scientifique et de méditation mystique, de journal intime et de roman...


Ce type qui me ressemble... Cette masse écrite proliférante, hétéroclite, monstrueuse, à jamais inachevée... Bon sang ! N'avais-je pas prédit, des années à l'avance, l'apparition de volkovitch.com ?


Photo Michel Lamoureux, 1994
La belle meulière, à Chaville.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°204 en octobre 2020)