HAUT LES MASQUES !


L'autre matin, nous nous sommes réveillés masqués. Le port du masque, déjà imposé dans les lieux fermés, devenait obligatoire dans toutes les rues de la capitale et de sa couronne. Même pour les cyclistes et les coureurs à pied ? Même. (Ceux qui décident ont-ils couru un jour ?) Cette mesure a été annulée presque aussitôt, le ridicule tue quoi qu'on dise, mais à la grille du Parc ce jour-là je me suis frotté les yeux sans y croire : une pancarte interdisait l'entrée aux simples marcheurs démasqués !

Panique dans les banlieues. Certains jeunes, verbalisés naguère pour s'être voilé la face, vont se retrouver en garde à vue pour avoir tombé le foulard. Il y a de quoi s'y perdre. Un peu partout dans le pays, dit-on, diverses personnes ont lancé une croisade antimasque au nom de la liberté individuelle. Ils prétendent que le port du machin nous est imposé pour diverses raisons étrangères à la santé publique, et inavouables. Je ne suis pas de leur bord, je le jure. Je crois que le cache-museau est peut-être utile, après tout, dans les lieux clos du moins, où je le porte docilement ; non que je craigne pour moi-même — je risque davantage en allant manifester pacifiquement, par exemple, contre les violences policières —, je me mascarade pour ne pas éventuellement contaminer les autres, et aussi pour donner citoyennement le bon exemple aux imprudents qui pratiqueraient encore le nudisme facial.

Je crois tout de même que ces diverses mesures de distanciation — cacher le visage, ne pas serrer la main, ne pas faire la bise — arrangent nos gouvernants. Non, pas ceux d'un parti précis, mais tous autant qu'ils sont. Tout ce qui peut nous émouvoir, nous rapprocher les uns des autres, stimuler notre solidarité, est une menace. La bise, et même le sourire, c'est un désordre.

L'autre jour on m'a volé mon portefeuille et j'ai demandé une nouvelle carte d'identité. La photo que j'ai donnée n'étant plus valable, car vieille de six mois et demi au lieu de six maximum (ne commentons pas), j'ai dû retourner au Photomaton. Je hais Photomaton. Non seulement les photos sont hideuses, mais pour toute photo officielle, désormais, il est strictement interdit de sourire. Cela nous fait des gueules sinistres. On ressemble aux délinquants photographiés par les flics. Déjà que Photomaton, ça rime avec maton... Je ne sais quel cornichon a pris cette décision lugubre, ni pour quelle raison. Certains vous expliqueront que M. Photomaton et le ministre concerné chassent ensemble en Sologne, et qu'enrichir un copain, quoi de plus naturel, mais je crois qu'hélas le mal est moins anecdotique, plus profond. Là encore, le sourire fait peur. Il est subversif.

Je sais, il y a pire, je pourrais être Syrien, Libanais, (Biélo)Russe ou même Américain, et dans notre fier pays, lui aussi, les raisons de s'indigner plus sérieuses abondent, mais cette haine du sourire me fait faire la grimace. Si je tenais le crétin malfaisant à l'origine de cette mesure, j'aurais du mal à retenir ma torgnole. (Mais non, ils étaient sûrement plusieurs.)

Enfin Michel, à quoi bon s'énerver ? Ce combat, lui aussi, est perdu d'avance. La distance sociale, au fond, ça plaît à certains. On entend déjà des pauvres connes proclamer que ne plus devoir faire la bise, quel soulagement ! On verra ce qu'elles diront une fois vieilles et mises au rancart. Quant à nous autres, réacs de la vieille école, nous finirons bien par nous conformer, nous habituer, ne plus pouvoir nous en passer. Virus ou pas, le masque c'est quand même plus hygiénique, non ? Et un visage, au fond, quoi de plus personnel, de plus intime ? De révélateur jusqu'à l'indécence ? Le virus une fois disparu, on gardera nos efface-face, on se baladera toujours avec ce slip à tarin sur la tronche, et on se paiera une amende pour s'être baladé-e la bouille à poil.

Freud a peut-être tort, après tout. Sous notre ça joyeusement pervers, il y a autre chose encore, qui sait ? Caché au plus profond, un puritanisme secret, sombre, sinistre, indécrottable, plus fort que tout.

Calmons-nous. Consolons-nous. Le visage, du coup, en sera érotisé ! Rien que d'entrevoir le nez de leur belle, les gars seront au garde-à-vous ! Ils toucheront aux cieux rien qu'en lui mettant le doigt dans le pif !


...mm... délicieux !
Même toute seule...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°203 en septembre 2020)