Nous étions en troisième lorsque notre professeur d'histoire-géographie nous demanda quels pays nous rêvions de visiter. Mes camarades mentionnèrent une ribambelle de contrées exotiques. Je fus le seul à répondre : la France. M. Almues ne cacha pas son étonnement. J'étais donc un être bizarre, sans le savoir.
Et je n'ai guère changé. Pourtant, je le vois bien, notre planète est restée d'une variété, d'une beauté fabuleuses, malgré notre acharnement à la souiller ; quand je quitterai ce monde, elle aura encore de quoi combler le voyageur ; je l'ai un peu pratiquée moi aussi, l'amour m'a fait traverser plus d'une fois l'Atlantique, la traduction m'a mené à l'est jusqu'à Chypre et dans le nord jusqu'en Suède, mais je m'en tiendrai là, je crois. Sachant très bien ce que je manque. Et sans regrets.
Je garde intact en moi ce sentiment que j'avais dans l'adolescence : il y a quelque chose de choquant à courir au loin alors qu'on ne connaît pas bien encore les alentours. C'est comme d'aller lire le milieu et la fin d'un livre sans avoir terminé le premier chapitre. Le Michel de quinze ans savait que le pays de sa naissance était, côté campagnes, montagnes, villes et villages, d'une richesse inépuisable — cela dit sans nul chauvinisme —, et il espérait bien l'explorer en profondeur. Je ne l'ai pas totalement déçu, ce garçon : j'ai pas mal randonné jadis, à pied surtout, comme il se doit. Les Alpes et les Pyrénées ont éveillé en moi un intérêt poli, mais le Massif Central est aussitôt devenu, et reste à jamais, un pays de merveilles. Et si la marche m'ennuie un peu désormais, j'aime toujours les départs en voiture pour quelques jours, sans programme rigide, quelque part entre Dunkerque et Perpignan, Brest et Strasbourg, sur les petites routes qui fourmillent à l'infini. Et j'aime voir défiler, par la fenêtre du TGV qui m'emmène ici ou là vendre mes Grecs, des campagnes et des lointains sans nom d'un gris bleuté qui fait rêver. Un voyage en fait naître mille.
Bien agréables, ces vadrouilles hexagonales, réelles ou fantasmées, mais incomplètes. Nul ne pourra jamais connaître le pays en profondeur. Plusieurs vies n'y suffiraient pas. D'où l'impression d'effleurer, d'entrapercevoir, de ne jamais vraiment toucher, posséder. La France est une géante qui laisse voir son corps par bribes et ne se donnera jamais. Pour s'unir à un lieu, pour éprouver plus qu'un simple plaisir, il faut un contact plus étroit, plus intense — comme cette histoire d'amour que j'ai vécue, voilà bientôt quarante ans, avec la banlieue de Paris.
Pendant plusieurs années je l'ai sillonnée en tous sens, patiemment, obstinément, et ces virées n'étaient pas de simples balades : courir dans ces rues sans fin pendant des heures, c'était une recherche, une quête ; malgré la fatigue et l'ennui parfois, j'étais porté par une attente joyeuse, le sentiment d'approcher pas à pas d'une révélation. Comme si au détour d'une rue inconnue, ou familière mais regardée autrement, j'allais enfin mieux voir le monde, mieux le comprendre, en être heureux un instant ou durablement. À moins que ce frisson, ces débuts d'extase, aient été surtout le sentiment confus qu'un jour je mettrais ces moments de grâce dans un livre — il y a sûrement de plus grands bonheurs, mais peut-être pas de soulagement plus grand.
Ce fut mon premier essai, Le bout du monde à Neuilly-Plaisance. J'y disais que souvent, dans certains lieux pourtant proches, je croyais arriver par magie au bout du monde, et je disais aussi que non, il n'y a pas de bout, la banlieue est infinie — bien que limitée sur les cartes, ces grandes menteuses. Dans mes plus beaux moments je m'éloignais de ma base, je courais vers le large. Aujourd'hui je cours toujours, mais moins vite et moins loin ; mon vélo m'emmène dans des coins plus éloignés que jadis la course, mais quels que soient les plaisirs qu'il m'apporte, il ne m'offrira jamais l'intensité de ce qui se passe entre le paysage et celui qui s'unit à lui par ses seuls pieds ; le cycliste est habillé, le coureur et le marcheur sont nus. Je trottine donc, je connais la chance que j'ai de pouvoir le faire à mon âge, mon corps et mon esprit s'en trouvent bien, mais j'ai dit adieu aux explorations, aux rêveries du coureur solitaire, aux ravissements, il y a un temps pour tout.
Et puis voilà qu'en ce printemps la vie s'arrête sans crier gare. On n'a plus le droit de sortir ; on sort quand même, il faut bien respirer ; les grandes personnes nous privent de notre Parc et de nos forêts bien-aimés ; on goûte à de nouveaux parcours. On se régale d'entrer parfois dans les zones interdites, mais n'en parlons pas, quoi de plus évident que ce bonheur-là ; je veux parler d'autre chose, de plus ténu, de plus profond.
Meudon, à deux pas de chez moi, je croyais bien connaître, eh bien non, voilà un coin nouveau, là-haut juste avant la forêt, une toute petite rue planquée, aux maisonnettes assoupies dans leurs jardinets. Quelques jours plus tard, près de la gare de Bellevue, une impasse où j'entre pour la première fois, fermée par une maison de retraite au fond, mais du fond de l'impasse une sente étroite s'échappe, me mène en douce à d'autres sentes, un escalier, des petites rues nouvelles. Drôle d'époque décidément ; le temps s'est arrêté, le ciel jour après jour, si changeant d'habitude, est du même bleu, on n'a jamais vu d'avril plus lumineux et chaud. Presque personne dans les rues, aucun bruit de voitures, de trains ou d'avions, comme s'ils n'existaient pas encore — ou plus. C'est paisible comme certaines agonies, mais je ne suis pas mort. Une lumière éteinte s'est rallumée en moi. Mon territoire s'est rétréci, mais ce jour-là, passant si lentement devant les belles maisons tranquilles dans leurs jardins, voilà que remonte en moi l'émerveillement de jadis devant la beauté mystérieuse des maisons, des jardins, de ces jardins qui sont — je l'avais oublié — plus grands que leurs dimensions prétendument réelles. Plus tard encore, devenu vraiment vieux, un seul d'entre eux, à demi caché derrière ses haies, suffira sans doute pour éveiller en moi l'ancienne ivresse, et je croirai encore à la venue d'un moment parfait, d'une phrase parfaite, comme en ce jour d'avril à Meudon, cette soirée d'une extrême douceur où le jour s'attarde tant qu'on croit qu'il n'aura pas de fin.
Au fond d'une autre impasse. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°202 en août 2020)