HAINES


J'ai écrit l'autre jour au commissaire de police local. Encouragé par le grand déballage actuel, je lui ai fait savoir que moi aussi, plus que jamais, j'ai peur de la police ; qu'en lisant dans la presse restée libre, jour après jour, le récit sans fin des violences policières françaises, je suis pris d'irrépressibles bouffées de haine. Et que je n'en suis pas fier, mais comment faire autrement ?

Je n'ai encore jamais assisté aux tabassages et autres agressions parfois mortelles dont nos cognes sont coutumiers. Ma haine, j'imagine, prendrait feu d'un coup. Ces sales brutes en bleu, j'aurais envie de les tuer. Oui, mais je crois me connaître. Le moment de folie qu'est la colère une fois retombé, l'imagination se réveillerait : je commencerais à leur trouver mille excuses, enfance battue, scolarité ratée, humiliations diverses, pressions de la hiérarchie, surmenage, déficience intellectuelle, et leur femme peut-être qui crie, qui les frappe... Je hais notre police en bloc, hélas, elle a fait tout ce qu'il fallait pour, mais individuellement la haine s'évanouit. Les flics, pris un par un, j'aurais presque envie de les consoler. Même les plus dégueulasses ? Même eux, sans doute.

Leur hiérarchie, c'est pareil. Je hais la majorité des hommes de pouvoir, les politiques notamment, ces escrocs, ces menteurs, ces lâches — et c'est pourquoi je n'ai pas envoyé ma bafouille aux autorités supérieures, qui s'en torchent, mais à un petit commissaire plus proche du réel et des humains normaux, plus humain lui-même. Il ne m'a pas répondu, mais m'a peut-être écouté, lui, qui sait ? Quant à ses supérieurs, son ministre castagneur, son président de la République, vrais responsables, vrais criminels, ils ne m'inspirent au fond qu'un mélange à doses variables de mépris et de pitié.

Au fond, peut-être que je ne hais personne. Troublant, non ? Même pas Hitler ? Ou Staline ? Même pas. Je les rejette en bloc, sans aucune circonstance atténuante, je déteste tout ce qu'ils ont fait, mais les haïr ? Leur faire un tel honneur ? Ce serait encore trop gentil. Il y aurait là un début d'intimité avec eux. Ils ne sont pas plus humains que la foudre ou la peste. Quant à nos tyranneaux actuels, qu'ils soient rouges, jaunes ou blonds peroxydés, comment voir en eux autre chose que des pantins dérisoires ?

En France, aujourd'hui, celui qui m'inspire le sentiment le plus proche de la haine, ce n'est pas un Éric Zemmour, petite merde fielleuse, mais, ô surprise, Jean-Luc Mélenchon en personne ! Je partage pourtant une bonne partie de ses idées, je lui reconnais un tas de qualités ; ma détestation est à la mesure des attentes qu'il a suscitées chez moi (et chez bien d'autres), avant de les gâcher par ses tropismes autoritaires et son caractère impossible. Il n'y a peut-être pas de haine sans un amour déçu caché derrière. Rien que de voir la tête de ce type, la colère qui bouillonne en lui perpétuellement me contamine et repart vers lui comme un boomerang.

Ce que je viens d'écrire LÀ me préoccupe intensément ces jours-ci, pondre cette page me soulage un peu pour quelques heures, et pourtant je crois m'être attaqué à ce sujet si grave pour un motif étonnamment futile. Je savais à l'avance que mon développement, au terme d'une insidieuse progression, allait mener, en apothéose, aux lunettes de Michel Onfray.

Au début, pourtant, je n'avais rien contre cet homme-là. Professeur de philosophie défroqué, il avait fondé hors de la capitale une université populaire où il parlait au bon peuple ; il se montrait à la télé, y faisait un tabac ; y tenait des discours plutôt sensés, mêlés à d'autres qui l'étaient moins ; et peu à peu cela s'est gâté, au point que la star de la philosophie médiatique est devenue un vieux con hargneux proche de l'extrême droite. Encore un homme de gauche aux dérives inquiétantes — plus que celles de Mélenchon, il est vrai. Encore un amour déçu. Mais non, je ne le hais point. Je hais ses lunettes.

Dès que je les ai vues en photo, sur Internet, il y a quelques mois, par hasard — je ne fréquente plus le monsieur depuis longtemps – j'ai eu comme un haut-le-cœur. Une réaction irrationnelle, une fureur dont je suis le premier surpris. J'écris ceci pour essayer de comprendre, en doutant d'y parvenir.

Jamais vu des lunettes pareilles. Comment font-elles pour concentrer, pour dégager une telle violence ? Le format rectangulaire en lui-même a quelque chose de dur, mais le pire c'est les deux coins à angle droit, là où d'habitude la monture s'arrondit. Au lieu d'adoucir, d'affiner ce visage massif, ces lunettes soulignent son côté brutal. À la perfection. C'est voulu, c'est pensé. On m'apprend qu'il se les commande sur mesure. Il en est fier au point d'en avoir fait le logo de son site.

Mon naïf premier mouvement est de ricaner : sacraliser à ce point des lunettes, quelle coquetterie, quelle vanité ! Pauvre type ! Et puis je la contemple à nouveau, cette bouille épaisse, et je me dis qu'après tout cette mine satisfaite, cette assurance péremptoire, conquérante est légitime. Il a de quoi être fier, Michel Onfray : dans cette adéquation si parfaite entre l'objet fétiche et son support charnu, il nous a peut-être donné son chef-d'œuvre.


Onfray bien de l'éviter.
Lui.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°201 en juillet 2020)