Mon père m'a interdit, je ne sais pourquoi, d'emporter à la plage mon hélicoptère en plastique, un joujou sans valeur. Et bien sûr, je désobéis. Grimpé dans les rochers, je viens de lancer l'engin, il s'élève dans le vent lorsque soudain, à l'entrée de la plage là-bas, mes parents apparaissent.
J'ai fait un tas de bêtises dans ma vie, mais j'en ai oublié la plupart, les plus anciennes surtout. Pourquoi celle-là m'est-elle restée ? Pourquoi revois-je encore, sur cette plage bretonne de mon enfance, mon père immobile, droit comme la justice ? Et pourquoi, ce jour-là, pour une bêtise de rien du tout, cette frayeur immense ?
Des dizaines d'années plus tard, j'enseigne la traduction à la fac. L'un de mes exercices d'écriture consiste à raccourcir d'une syllabe un vers en l'abîmant le moins possible. Mes apprentis veulent-ils que je les aide ? Oui, aidez-nous. Je propose «Et s'il n'en reste qu'un je serai celui-là.» Dans quelle partie du vers faut-il tailler ? Dans le premier hémistiche, répond-on : plutôt que rater sa sortie, mieux vaut trébucher au début et se rattraper ensuite. Bravo ! dis-je. Et je les fais plancher sur «Sois-sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille». Ils se jettent alors docilement sur le premier hémistiche, alors que ce vers est une exception avec son début sublime qu'il ne faut surtout pas mutiler. L'un d'entre eux, parfois, écoute sa conscience plutôt que la loi imposée. Je le félicite chaleureusement. Désolé de vous avoir manipulés, dis-je au groupe, mais j'ai deux choses à vous apprendre, d'égale importance : savoir obéir, et savoir désobéir.
Comme quoi la traduction est une bonne école de vie, elle aussi.
On en parle beaucoup ces temps-ci, de la désobéissance. C'est même, dans notre pays, un sujet brûlant. Elle est devenue nécessaire face aux lois scélérates qu'on vient de, ou qu'on s'apprête à, nous infliger. Et face aux violations de la loi par nos gouvernants sans scrupules. Mais toute loi, en fait, est potentiellement scélérate : les juristes ont beau faire d'attendrissants efforts pour tout prévoir, il restera toujours des circonstances où l'application scrupuleuse de la loi devient une injustice. Toute règle a ses exceptions, dans la vie comme en traduction.
«Les lois doivent être sévères et les hommes indulgents», disait sagement Vauvenargues ; oui mais ceux qui appliquent les lois ne sont pas toujours des modèles d'intelligence et de vertu. Et notre monde serait un peu moins moche si certains désobéissants nous gouvernaient, tandis que certains législateurs iraient voir en taule si nous y sommes.
Il y aurait là de quoi tricoter une belle dissertation sur la désobéissance civile, lui tresser minutieusement, amoureusement les couronnes qu'elle mérite, mais laissons, d'autres le font bien mieux. Je veux seulement donner ici de l'air à mes petites colères, dérisoires assurément à côté de l'océan de crimes et de malheurs qui perpétuellement déferle sur la planète.
La voilà donc, la planète, plongée dans une panique mondialisante par un virus minuscule. Tous les habitants de ce pays ont été assignés à résidence pendant deux mois, ce qui était sans doute légitime. On nous invite aujourd'hui à cacher nos bouilles sous des masques et je le fais volontiers, dans les boutiques au moins — alors que stupidement je me sens invulnérable — afin de rassurer mes concitoyens. Mais entretemps, pendant ces quelques semaines, on nous a interdit l'accès aux forêts avoisinantes, et là, non, pas d'accord. L'endroit le plus sain de la région ! Cette décision imbécile, cette brimade grossière m'a rendu vert de rage.
J'ai désobéi, bien sûr. Quatre ou cinq dimanches matin de suite, j'étais dans les bois de Meudon, Viroflay ou Fausses-Reposes, très tôt pour limiter les risques de mauvaises rencontres policières. Je n'ai vu aucun uniforme, et j'ai croisé de loin en loin quelques autres dissidents, courant, pédalant, promenant leur chien ou leur progéniture. J'ai eu la satisfaction de retrouver des complices, mais avant tout celle d'accomplir, en résistant à l'arbitraire, mon devoir de citoyen.
Ils ont fini, les débiles de là-haut, par rouvrir des forêts que de toute façon ils n'avaient pas les moyens de garder. Mais pour ne pas perdre totalement la face, ils ont tant qu'ils ont pu maintenu barricadé derrière ses murs mon bien-aimé Parc de Saint-Cloud — mon pain quotidien, mon troisième poumon. Je courais le soir dans la Sente du Nord qui le longe, plus peuplée que jamais, en arrêtant tous les passants. Je leur signalais l'existence d'une pétition réclamant la réouverture de l'Éden perdu et leur indiquais à l'occasion le moyen de s'y introduire en douce.
Car j'y suis entré, comment faire autrement ? Même si la peur du gendarme m'a retenu quelques jours. Faire le mur n'est plus de mon âge, mais à force de tourner le long de l'enceinte j'ai fini par trouver la faille. C'était un dimanche de début mai à sept heures du matin. Pendant deux heures j'ai couru dans mon Parc, d'un bout à l'autre, par les plus petits sentiers, et ce fut l'un des plus étranges moments de ma vie. Les arbres somptueux, les allées à perte de vue, un concert assourdissant d'oiseaux, tout cela pour moi seul. On aurait cru le début du monde, ou la fin. Un pur bonheur. L'ivresse printanière, la beauté débordante, le plaisir de dire merde à ceux là-haut qui nous emmerdent, et l'intense volupté de la transgression, aiguisée par la crainte légère, et donc délicieuse, d'être surpris. J'ai compris qu'à l'âge où l'on cherche plutôt à se faire obéir, désobéir est pour moi une jouissance intacte.
Ma désobéissance est par essence non-violente. J'aime être indocile en douceur, sans affrontement, et c'est pourquoi les tricheries sournoises qui sont le lot du traducteur m'enchantent à ce point. Mais la désobéissance civile impose parfois d'agir un peu rudement. J'espère bien ne jamais trouver le courage de tuer l'un de mes semblables, mais lorsque j'ai appris que notre police utilisait des engins volants télécommandés pour surveiller nos déplacements, j'ai imaginé cette scène de cauchemar : la chose volant au-dessus de ma tête, la voix métallique débitant son «Ren-trez-chez-vous», et j'ai étouffé de rage. Je dois l'avouer : si cela se produisait, si j'avais un fusil sous la main, je serais bien fichu de viser l'engin, de le tuer d'un coup dans l'œil avec une haine et un soulagement immenses — comme si je tirais sur Big Brother en personne, ou sur mon petit hélicoptère d'enfant, le salopard, qui m'aurait cafté à mon père.
Quelque part au fond du Parc... |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°200 en juin 2020)