GLING


Je sortais d'une boutique en face de l'église lorsque les cloches se sont mises à sonner. Ce n'était pas l'égrènement des heures, confié à une seule d'entre elles, ni la volée à trois voix des sorties de messe avec son méli-mélo de rythmes, mais trois notes lentes, régulières, monotones. Voyant le corbillard stationné non loin, j'ai compris qu'on sonnait le glas.

Mii, réé, doo... Mii, réé, doo... Ce n'était pas lugubre, mais recueilli. J'ai pensé aussitôt à la pendule du CIEP voisin, évoquée ici même l'autre jour, qui s'est tue voilà très longtemps mais que j'entends dans ma tête, depuis que j'en ai parlé, plus que jamais : les mêmes trois notes descendantes, patientes, paisibles, le rythme de l'église plus dépouillé, comme un écho affaibli de l'autre dont il semble le souvenir funèbre.

Les cloches et clochettes entendues jadis traversent les années avec, dirait-on, une aisance particulière. J'entends toujours, un bon demi-siècle plus tard, la cloche à vache qu'agitait ma grand-mère appelant à table la maisonnée éparpillée aux alentours. Et cela me revient à l'instant, la fin de nos récréations, à l'école primaire, était rituellement sonnée par cette bonne Mme Clocheau, qu'alors nous n'avons pas pensé, petits imbéciles, à surnommer Mme Clochette.

Place au progrès ! Plus tard, dans les lycées où j'étudiai, puis enseignai, le temps fut désormais ponctué par des sonneries électriques automatiques. Infiniment plus fiables et efficaces, leur sécheresse brutale, impersonnelle en même temps qu'énervée, sentait fortement la caserne. Je m'en accommodai comme d'une fatalité, honte à moi. Peu avant la retraite, il est vrai, je me réveillai un peu. Une visite à un lycée voisin m'avait ouvert les yeux en même temps que les oreilles : le début et la fin des cours y étaient suavement salués, do-mi-sol, par un jingle d'aéroport. La caserne-usine se déguisait en centre commercial. C'était moins méchant assurément, mais le côté enjôleur de ce gimmick rappelait trop le business et ses mensonges frelatés. Je ne voulais pas de ce pré-HEC. J'avais un meilleur plan, que j'exposai à mes élèves.

Il fallait créer un poste de carillonneur. La personne en question diffuserait depuis son clavier, aux heures dites, un petit air de son invention, qui changerait à chaque fois en fonction des nécessités du moment : énergique au début des cours (le matin surtout), joyeux à la fin (l'après-midi surtout), apaisant lorsque nécessaire, avec citations musicales, allusions à l'actualité, tout cela drôle ou du moins souriant. Le préposé pourrait parfois céder sa place à un élève doué, lequel y gagnerait un prestige immense.

Mes potaches approuvèrent mon idée, je m'y attendais, mais les plus conscients d'entre eux doutèrent qu'elle trouve un écho favorable là-haut : la pensée néo-libérale, insidieux virus, faisant chez nous aussi ses ravages, s'attachait depuis laide lurette à supprimer toute dépense non immédiatement rentable et quantifiable. Je répondis que la bonne humeur générée par une telle innovation apporterait à long terme, pour une mise de fonds minime, un gain de productivité certain. Après tout, nos éleveurs, par exemple, a priori peu mélomanes, savaient depuis longtemps que faire écouter du Mozart à leurs vaches gonflait le pis de ces dames...

Les têtes pensantes qui nous gouvernent, à l'Éducation nationale comme ailleurs, savent-elles penser à long terme ? Je n'en sais rien : lorsque l'heure de la retraite sonna, je n'avais toujours pas osé soumettre à ma hiérarchie ma brillante idée. Je suis d'un optimisme modéré en ce qui concerne son avenir, mais je constate avec soulagement que dans d'autres domaines, les innombrables sonneries et autres signaux sonores qui scandent notre vie actuelle savent s'habiller de douceur, en hommage au passé. Si j'aime les trams d'aujourd'hui, c'est aussi grâce à leur signal qui reproduit le ting-ting bon enfant de ceux d'autrefois, et j'ai même la chance de l'entendre, celui-là, dans la Grande rue en bas de chez nous : si nous n'avons plus de trams ici depuis l'an 40, nos bus ont eux aussi adopté ting-ting.

Le téléphone ? Un feu d'artifice. Naguère, tous nos fixes grelottaient de la même façon, avec une impérieuse bêtise, drrring, drrring ; aujourd'hui on nous propose, pour nos fixes et nos portables, une gamme de sonneries vertigineuse. On peut même, me dit-on, adopter plusieurs sonneries pour un même appareil, selon la personne qui appelle, c'est fou ! J'ai trois combinés fixes sur mon bureau (je ne sais toujours pas reconnaître au son lequel me réclame) et un portable seulement, dont le ré-fa-sol, solfa-ré etc. doit être ce qu'il y a de plus tristement basique : souvent, dans le métro, quand ces notes-là retentissent chez un autre voyageur, nous sommes plusieurs à plonger la main, qui dans sa poche, qui dans son sac.

Je ne les aime pas tous, ces ting, ces tring, ces gring, ces drelin-drelin, je déteste surtout, do-sol-la-mi, do-sol-la-mi, l'horreur qui nous réveille à quatre heures du matin pour aller prendre l'avion d'Athènes — ce sont des cloches pourtant —, mais je dois reconnaître que la plupart de ces musiques me sont douces. Je serais curieux de savoir qui les crée et comment — et qui, ensuite, choisit. Quel est l'inventeur du minuscule dorémisol qui marque le retour de mon combiné numéro 3 sur son socle ? Pourquoi a-t-on choisi ces notes-là, cette série ascendante, et non une descente mimant mon geste ? Un peintre a ses tubes et sa palette, un compositeur a son piano et son papier à musique, mais ces nouveaux artistes ? Comment fabriquent-ils, avec quelles machines, ce qui annonce l'arrivée d'un texto sur les nôtres — ce lumineux petit gling, d'une pureté de cristal ? Le contenu ne sera peut-être qu'une info triviale, rédigée dans une orthographe de cauchemar, mais ce gling-là semble annoncer un message des anges. Et il n'a pas toujours tort, alléluia.


Ce site ? Un tas de sonneries...
Collection de timbres.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°199 en mai 2020)