DERNIERS RÊVES


Je suis plein de rêves inaboutis, comme tout le monde. Depuis la maison près de Genève où mon grand-père suisse a terminé sa vie, on voyait le lac Léman, les montagnes derrière et tout au fond la grande barre blanche des Dents du Midi. Il regrettait de ne les avoir jamais escaladées, et moi j'ai décidé de le faire à sa place, pour que son rêve se réalise par descendant interposé. C'était au-dessus de mes forces, le vertige fait de moi une loque, j'ai failli mourir de peur au sommet du Canigou. Je dois me limiter aux routes. J'ai grimpé le Puy de Dôme, le Restefond et le Ventoux en courant, mais il est désormais trop tard pour le Tourmalet qui me narguera jusqu'à ma mort. Et je ne monterai jamais non plus tout en haut de ma bibliothèque chercher les livres en russe que m'offrait mon autre grand-père ; mon vieux rêve de lire Tourgueniev et Tolstoï dans le texte pour le remercier de son amour, même longtemps après sa mort, c'est râpé ça aussi.

J'ai espéré jusque récemment connaître un jour le nom des arbres, des fleurs et des plantes. Posséder ce savoir-là, c'est se relier, au moins symboliquement, à ce monde naturel qui nous irrigue, qu'on en soit conscient ou non, et se relier aussi à nos lointains ancêtres, qui vivaient en osmose avec lui, ignorant tant de choses précieuses que nous connaissons, et sachant tant de choses précieuses que nous ne savons plus. Ne pas connaître la végétation par ses noms, c'est être non seulement ignare, mais infirme. J'ai acheté des livres et des guides sur le sujet, qui m'attendent eux aussi, dormant dans mes plus hauts rayonnages. Lisant les romans d'André Dhôtel, mon émerveillement vient aussi de ce que dans ses vadrouilles à travers bois et campagnes il nomme pour moi toutes les plantes, comme un voyant guidant un aveugle, et que du coup chacune, même la plus humble, se met à exister, à resplendir.

Mais le plus beau, c'est les oiseaux. Je les ai longtemps fréquentés sans presque les voir, ces êtres familiers, si étranges quand on y pense. Évoluer librement dans l'air, ce dont nous sommes à jamais incapables, sauf lourds appareillages, fait d'eux des êtres radicalement différents, supérieurs, et l'étonnante rapidité de leurs mouvements semble indiquer qu'ils se meuvent dans un autre espace temporel que nous autres, êtres balourds. Différences qui rendent les rares contacts avec eux encore plus émouvants. Comme ce goéland à la terrasse d'un restaurant de Roscoff, qui s'approchait tout près, bravache, pour exiger sa part de notre repas. Ou cette corneille à Paris, rue du Bac, perchée sur un abribus, qui m'interpela longuement dans sa langue, vaguement agacée que je ne la comprenne pas. Le cerveau primitif, c'était le mien.

La variété, la virtuosité de leurs chants m'éblouit, bien sûr. Comment ne pas retenir son souffle en écoutant, par exemple, les improvisations débridées de Garrulax canorus, passereau asiatique ? Certains soirs de mai, au dîner, sur la terrasse, je ne me régale pas moins du récital de notre merle, fameux loustic, juché sur la cheminée là-haut. On dirait qu'il s'enivre lui-même en multipliant ses fusées. Où vont-ils donc chercher tout ça ? Qu'est-ce qui leur prend de se défoncer ainsi ? Plus encore que la richesse de ces chants, ce qui me fascine, c'est leur sens caché — s'ils en ont un. On disait jadis que les oiseaux qui chantent s'adressent à leur Créateur ; certains pensent plus raisonnablement qu'ils trillent pour séduire leur belle ; d'autres encore affirment qu'ils défendent leur territoire en bons petits propriétaires. Le rou-cou-cou... rou-cou-cou... de la tourterelle turque signifierait donc soit Où êtes-Vous ?, soit Je roucoule, tu roucoules, on roucoule, soit Bougez-vous, c'est chez nous. Va savoir. Mais ai-je envie de percer le mystère, au fond ?

Lu quelque part un jour que les corbeaux, eux, ont un véritable langage, riche d'une vingtaine de cris. J'avoue que celui-là, je rêve encore de l'apprendre un jour pour communiquer avec ces volatiles, qu'on dit intelligents et attachants, et que peu à peu j'apprends à aimer. Je ne retrouve pas trace pour l'instant du langage corbeau sur Internet, on dirait que j'ai rêvé, mais tout en courant là-haut dans le Parc, où les corbeaux (des corneilles en fait, me dit-on) sont nombreux, je les écoute attentivement. Mon oreille grossière ne distingue aucune différence dans leurs cris, mais ce crrr, crrr, communément jugé vilain, commence à m'être sympathique. Presque harmonieux, assorti à leur habit noir. J'aimerais écrire avec cette élégante sobriété.

Fantasme : devenu vraiment vieux, ne pouvant même plus courir, je monte au Parc tous les jours avec des croûtes de pain et les corneilles me font fête. La plus hardie vient picorer à mes pieds, je leur dis à toutes quelques mots en corbeau et elles me cachent poliment que mon accent affreux les fait marrer.

Ce qu'elles ne savent pas, c'est qu'il y a plus d'un demi-siècle, encore ado, avec un copain campagnard, nous allions tirer sur leurs ancêtres à la carabine. Je n'en ai jamais tué une seule, je le jure, et je considère aujourd'hui d'un œil sévère, voire incrédule, ce petit con que je fus.

Aujourd'hui c'est le contraire. Je voudrais pouvoir emprunter sa quéquette au Bon Dieu afin de repeupler le ciel qui se vide ces derniers temps. Les six mésanges qui venaient boulotter les boules de graisse dans notre cour l'hiver ne sont pas revenues cette année, le rouge-gorge solitaire et pensif non plus, envolés aussi les moineaux. Tôt le matin j'entends parfois des pépiements inhabituels : des perruches, dit-on, qui colonisent le coin, comme si une ère nouvelle commençait. Mais où sont-elles ? Je les entends sans jamais les voir. Se méfient-elles de nous plus que les précédents ?

Aujourd'hui, donc, le moindre chant d'oiseau est devenu un réconfort, un cadeau. C'est ce que je me disais l'autre dimanche matin dans les grands bois. Un virus venait d'envahir la planète. Ce n'était pas la fin du monde, non, juste un avant-goût, une répétition générale, une incitation à se préparer. Nos autorités avaient interdit l'entrée de la forêt aux humains, craignant sans doute qu'ils ne contaminent les écureuils, ou pour les habituer aux privations finales. Les oiseaux, eux, s'égosillaient comme si de rien n'était. Était-ce d'être seul à les entendre qui m'a fait les écouter et m'en réjouir comme si c'était la première ou la dernière fois ? Quand l'espèce humaine aura vidé les lieux, me disais-je, les montagnes et les arbres seront là encore, et vous aussi peut-être, chers petits, tenez bon.


disait Rimbaud.
Les chers corbeaux délicieux...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°198 en avril 2020)