L'autre jour, à Samonac (Gironde), les gendarmes débarquent chez Henri Plandé, président de l'association Alertes Pesticides Haute Gironde, pour l'interroger sur des manifestations qu'il prépare. À l'origine de cette visite polie, mais insidieusement menaçante, une «cellule nationale de suivi des atteintes au monde agricole» dont la mission est de déjouer «les actions de nature idéologique, qu'il s'agisse de simples actions symboliques de dénigrement du milieu agricole ou d'actions dures ayant des répercussions matérielles ou physiques». Le «milieu agricole» en question, on s'en doute, c'est exclusivement l'empire de l'agriculture chimique, avec à sa tête la FNSEA, syndicat tout-puissant, partenaire officiel de ladite cellule. Le petit monde des partisans du bio, lui, est l'ennemi dont il faut empêcher les violences en actes et réprimer jusqu'aux paroles. Violences, dit-on ? Sont-elles du côté des fauchages d'OGM et des manifs anti-glyphosate, ou plutôt dans cette alliance crapuleuse de l'État — une de plus — avec les empoisonneurs des sols ? Bref, rien que de tristement banal. Alors qu'est-ce qui me fait soudain bouillir de rage ? Serait-ce le nom de la cellule en question : Déméter, qui souille la belle et noble déesse, qui la fait tremper malgré elle dans les puantes magouilles des assassins de la Nature ?
— Tu exagères, Michel. Je viens de lire ton petit paragraphe sur l'agribashing, ou plutôt l'ecolobashing. Te mettre dans des états pareils pour ça ! Calme-toi, mon vieux. Tu n'es pas blindé depuis le temps ? Chaque jour est un feu nourri de mauvaises nouvelles, la planète se consume lentement, un peu partout on bâillonne, on emprisonne, on torture, on tue, et toi tu écumes de rage à cause d'un événement dérisoire ! C'est comique. Tu devrais aller voir ce qui se passe ailleurs — dans ta Grèce chérie par exemple, ou en face chez les Turcs, ou chez les Russes, les Chinois, les Hongrois, les Brésiliens... Chez eux au moins, c'est du lourd. Nous, à côté, nous sommes des rigolos. Réjouis-toi donc, enfin ! Ça ne va pas si mal ! Tu crois que je suis moins bien informé que toi ? Que toutes ces catastrophes présentes ou futures me blessent moins que toi ? J'estime seulement, moi, que ce n'est pas malin de se gâcher le peu d'existence qui nous reste à cause d'une planète qu'on n'est pas près de sauver. La jeune génération semble se réveiller ces jours-ci, elle saura peut-être retarder l'échéance avant de vieillir à son tour, mais laissons-la se battre. Ce n'est plus de ton âge. Vu la tournure que prennent les choses dans ce pays, il faudra de plus en plus souvent descendre dans la rue pour défendre ses idées, or dans la rue, ces derniers temps, un mauvais coup est vite arrivé. Laisse courir. De toute façon tu n'as guère plus que moi la fibre militante, je ne te vois pas passer des heures dans des réunions ou coller des affiches ou faire du porte-à-porte électoral, comme certaines personnes admirables que tu connais. Vote pour la liste citoyenne aux municipales de Chèvres, écris de temps en temps un articulet vengeur sur ton site, ça ne peut pas faire de mal, donne-toi un brin de bonne conscience, et pour le reste tiens-toi tranquille. Indigne-toi un peu si tu veux, mais avec modération. Trop s'indigner nuit à la santé. Tu as une belle maison entourée de verdure, tu es à l'abri des soucis matériels, et — surtout — tu es aimé. Traduis tes Grecs, lis ou relis tes livres, profite bien de ton cocon douillet. Fréquente un peu moins Le Monde, qui décidément s'énerve ces derniers temps, prends Le Figaro ou Le Point comme sédatifs. Le réchauffement climatique lui-même a ses petits avantages, ne les dédaigne pas. Cette année, une fois de plus, nous n'avons pas eu d'hiver, en cette fin de février les arbres fleurissent déjà, on sort sans manteau, de quoi rendre jaloux les retraités américains friqués en Floride. Tu es leur cousin. Si ça chauffe trop l'été, tu auras de quoi t'offrir des ventilateurs dans chaque pièce. Quelques années plus tard ça se gâtera pour de bon, mais toi et moi nous n'y serons plus. Nos petits-enfants ? À leur mort, vers la fin du siècle, la vie devrait rester vivable, dans nos pays du moins, ils éviteront probablement les malheurs frappant des milliards de pauvres. Nos arrière-petits-enfants ? C'est trop loin, laisse tomber. D'ailleurs, quand je me raisonne, je me dis que le pire n'est pas tout à fait sûr. In extremis, peut-être, sous la pression des circonstances, les mesures nécessaires seront prises et l'humanité poursuivra sa route, blessée, infirme, en clopinant à la lueur d'une bougie, faute d'avoir écouté ceux qui l'exhortaient à ne pas gaspiller l'électricité. Mais pour l'instant, elle en est encore — comme toi et moi — à la partie plus douce de la vieillesse, alors ne gâchons pas ce relatif bonheur. Détends-toi, Michel. Tu m'entends ? Je parle dans le vide, et toi je parie qu'in petto tu me traites de vieux con. Je te connais trop bien, mon bonhomme.
— Non, Volkovitch. Le vieux con c'est moi. Je devrais me calmer, pas moyen.
Déméter avant les outrages. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°197 en mars 2020)