SAC DE NOEUDS


— Martin... Martinet... Masson... Matzneff. Deux livres de Matzneff dans la bibliothèque !

— Eh oui, Volkovitch. L'archange aux pieds fourchus (Journal 1963-1964)... Mes amours décomposés (Journal 1983-1984)... J'ai lu Matzneff deux fois, en 2002 et 2004. Péché véniel, et prescrit en plus. Tu ne vas pas me gronder j'espère.

— Idiot. Je m'interroge simplement : tu en penses quoi, toi, de Matzneff ?

— De l'écrivain ou du bonhomme ?

— Tu peux séparer les deux ?

— Écoute, cette affaire Matzneff me met mal à l'aise, je n'ai pas trop envie d'en parler, mais si tu veux savoir ce que je pense de l'homme, va lire ce que j'ai gribouillé sur la dernière page du second bouquin.

Misanthrope misogyne vaniteux...

— Voilà. Je l'ai trouvé puant, ce type. Et cela ne s'est pas arrangé depuis. Tu te souviens de l'Andouille dont nous l'avons couronné ici même, récemment, suite à l'une de ses chroniques dans le Point ? Une page odieuse, malodorante. Quant à l'écrivain, tu sais ce qu'on en dit actuellement : un médiocre, des histoires ennuyeuses de coucheries à répétition. C'est à peu près le souvenir que j'en avais gardé. Oui mais...

— Tu es retourné voir, je parie.

— Tu me connais... Je suis allé faire quelques sondages dans les deux livres, et me suis aperçu que ce n'est pas si simple. Sur la durée, ce catalogue de conquêtes, ce déluge d'autosatisfaction, c'est accablant. On voudrait en faire un pastiche, on ne pourrait pas : il s'en charge. Mais c'est brillant par moments ! Le genre vif, limpide. Ce type a du talent, au moins par éclairs. Et surtout, je te l'avoue, malgré tous ses défauts, le personnage me fascine. Quel séducteur ! Moi dont les jeunes années, côté filles, furent désertiques, je suis jaloux de ce conquérant flamboyant. C'est le prince des enjôleurs, ce gars-là ! Il a mis dans sa poche non seulement une foule de nénettes en extase, mais une bonne partie du petit monde littéraire, qui l'a longtemps soutenu jusque dans sa pédophilie, sans compter bon nombre de lecteurs — moi compris par moments, toi peut-être...

— Hé, doucement...

— Je ne te souhaite pas de le rencontrer : il t'embobinerait vite fait, toi aussi ! Quant à son narcissisme, il atteint de tels sommets que c'en est désarmant. Il y a dans l'étalage de cet amour de soi une telle naïveté, j'allais dire une telle innocence...

— Innocence ! Tu y vas fort... Après ce dont il s'est rendu coupable !

— D'accord, les agissements de l'homme sont indéfendables — même s'il y a une marge entre enfiler des enfants prépubères et faire jouir une fille de dix-sept ans et demi. Je reconnais qu'il y a vingt ans, si je me souviens bien, j'ai été choqué comme il se doit par l'aspect proprement pédophilique de l'œuvre, mais moins qu'aujourd'hui. Je suis influencé comme tout le monde par mon époque, où la pédophilie, plus ou moins tolérée dit-on en d'autres temps, est devenue le crime entre les crimes... Quant aux filles déjà pubères...

— Tu as lu le livre de Vanessa Springora ?

— Celle qui raconte la grande passion dévastatrice entre elle (seize ans) et lui (cinquante) ? Non, mais ce qu'on en dit dans la presse a suffi pour m'éclairer, et je crois tout à fait ce que raconte l'auteure. Je ne me rendais pas compte qu'une adolescente, pourtant adulte sur le plan physique, pouvait être à ce point abîmée par ce genre de relation amoureuse... Je ne le comprends toujours pas pleinement, mais pour le comprendre il faut sûrement l'avoir vécu soi-même. Cela dit pour excuser un peu ceux qui n'ont pas réagi pendant si longtemps, avant que ce livre nous réveille. Mettons qu'ils ne se rendaient pas vraiment compte.

— Tu ne trouves pas que tu les absous un peu vite, ces grands mâles dominants ? Tu n'as pas lu la liste des injures ordurières sous quoi les Sollers, les BHL et plein d'autres ont noyé jadis les rares lanceurs d'alerte ? Toi au moins, tu aurais dû savoir. Rappelle-toi Judith.

— Judith, ce n'est pas pareil ! Ce qui la ronge à jamais, c'est le souvenir d'une relation quasi incestueuse, avec un homme de l'âge de son père et qui lui tenait lieu de père.

— Je crois qu'à partir d'une différence d'âge de vingt-cinq ans, on est toujours au bord de l'inceste.

— Dans ce cas, mon vieux, tu es au bord de l'outrage au président de la République... Bon, calme-toi. Je suis plutôt d'accord. J'aimerais seulement, tu vois, que d'autres victimes du personnage viennent nous raconter comment elles ont vécu après lui. Pourquoi aucune d'elles ne l'a fait jusqu'ici ?

— Ce que ce livre dit, c'est justement l'extrême difficulté pour ces victimes de témoigner.

— Si l'une d'elles voulait le défendre, note bien, elle n'oserait pas non plus, tout le monde lui tomberait sur le dos.

— Tu crois vraiment qu'elles sont nombreuses à le porter dans leur cœur ?

— J'en doute. Et je fais volontiers mon mea culpa perso. Mais sans être non plus écrasé de remords. Gabriel n'est pas un ange, mais il n'a tué personne tout de même, et à côté de tous les grands industriels du crime qui circulent impunément, couverts de fric et de médailles en plus, ce petit travailleur manuel fait pâle figure. Je me sens mal à l'aise d'avoir trouvé sympathique par moments un homme par moments abject, d'avoir largement ignoré, en le lisant, la réelle douleur de ces filles, devenues pantins sous mes yeux comme entre les mains du prestidigitateur, mais ce qui me met mal à l'aise aussi, c'est cette chasse au sorcier qui se déchaîne ces temps-ci, tous ces gens qui lui passaient la main dans le dos et qui s'éloignent aujourd'hui prudemment alors qu'ils n'en pensent pas moins, et lui crachent même dessus à l'occasion. Cette curée unanime contre un homme seul.

— Tu voudrais, par exemple, que l'État continue de lui verser une rente ?

— Je ne sais pas. Après tout, ce type a pris sciemment des risques, il a ouvertement défié la société, comme son modèle Don Juan, il ne doit pas se plaindre si la société rend les coups : elle n'est pas une sainte. Mais je serais choqué qu'on lui retire, par exemple, le minimum vieillesse. Et puis, ne plus commercialiser ses Carnets noirs... Dès qu'on interdit un livre, quel qu'il soit, je me sens mal, c'est plus fort que moi. Les moins de seize ans, ce n'est tout de même pas Mein Kampf !

— Si tu étais M. Gallimard, tu continuerais de vendre le journal de l'idole déchue ?

— Si je continuais de le vendre, je ne serais pas fier de moi. Et si j'arrêtais la vente, un peu lâchement, comme il l'a fait, je ne serais pas fier non plus. Je te dis, cette histoire est un sac de nœuds. Malaise à tous les étages. Non, je ne sais pas ce que je ferais. Je ne sais pas ce qu'il faut faire de Gabriel Matzneff. Je ne sais pas toujours quoi penser, moi. Je t'envie tes certitudes, mon vieux.

— Et moi j'envie ta position à toi, plus confortable que la mienne. Monsieur ne se mouille pas ! Trop facile !

— Ne pas savoir si la page qu'on lit est admirable ou à chier, trouver immondes certains partisans du bonhomme et dangereux certains de ses juges, tu trouves ça confortable ? Et tu sais quoi ? J'ai beau le trouver détestable, maintenant que tout le monde s'y met je n'ai pas envie de lui balancer moi aussi des coups de pied dans les couilles. Quand je vois un homme à terre, en train de se faire lyncher, j'ai envie de le protéger, même si c'est le pire des salauds. Le christianisme m'aura au moins laissé ça.

— Et tu te lancerais héroïquement à son secours.

— Oh non. Je suis lâche, alors pour le Journal infime de février, si tu veux bien, on parle d'autre chose.

— L'avantage d'être peu lu, c'est de pouvoir dire ce qu'on veut impunément, mais tu as raison pour une fois. Soyons prudents, Michel.

— Oui, Volkovitch. Écrasons-nous.


En tous cas, Matzneff n'a pas essayé.
Ça se soigne ?


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°196 en février 2020)