DORS, MON ENFANT


Pierre Bergounioux, dans Hôtel du Brésil, affirme que l'homme et l'écrivain qu'il est devenu sont moins le produit de la relation œdipienne chère à Freud que de la géologie de son pays natal. Il serait donc moins l'enfant de ses parents que celui de la pierreuse Corrèze. (Ce que souligne son prénom.) Le freudien fervent que je suis resté, bien que ce ne soit plus la mode, ne s'en formalise guère. Bergounioux sait sûrement qu'il exagère, il a ses raisons, sûrement excellentes, et je me réjouis de cette exagération qui me provoque à réfléchir.

Suis-je moi aussi, et dans quelle mesure, une émanation de la géographie francilienne ? Je n'y avais jamais pensé. Songeur soudain, je tourne la tête vers la fenêtre et scrute le paysage familier : un mélange équitable de petits immeubles et de grands pavillons, la verdure sage du square, des arbres un peu partout annonçant les forêts invisibles mais proches, tout cela urbain avec modération, modeste, tranquille, douillet, je m'y reconnais.

Une exception tout de même : le grand bâtiment ancien sur la droite, dont je ne vois que la moitié. Plus long et plus haut qu'un château, plus austère aussi, des fenêtres alignées strictement sur cinq niveaux, avec au centre la seule coquetterie : un fronton surmonté d'une pendule et d'un clocheton. Seule l'habitude m'empêche de voir ce que l'édifice a d'inhabituel. À sa naissance, au XVIIIe siècle, c'était un bâtiment industriel, construit pour abriter une manufacture de céramique. Elle y resta un siècle et demi et devint mondialement célèbre avant de quitter des locaux devenus trop exigus. Jules Ferry en profita pour y installer vers 1880 l'École normale supérieure de jeunes filles. Les premières femmes de ce pays amenées à enseigner dans le secondaire ont appris leur métier ici, dans ce haut lieu du féminisme et de la pédagogie, et j'en suis doublement ému. Cette grande caserne froide se changea donc en serre chaude ; les fenêtres mansardées sous le toit d'ardoise étaient sûrement les cellules des normaliennes. Que de lectures studieuses, de discussions passionnées là-haut !

On créa pour ces demoiselles, en 1920, dans ces mêmes locaux, un lycée (de filles, naturellement) où elles pourraient s'exercer. Ma mère y fit toute sa scolarité, du cours préparatoire à la terminale, dans ce qui resta longtemps un établissement pilote. En 1940, les Allemands squattant les lieux, les Sévriennes quittèrent Sèvres et ne revinrent plus, préférant Paris ; elles sont toutes mortes aujourd'hui, ou centenaires. À la Libération, l'École fut remplacée par le CIEP (Centre international d'études pédagogiques) nouvellement créé, tandis que le lycée émigrait un peu plus loin. À mon époque, il avait laissé en arrière-garde une partie de ses classes primaires, et c'est là que je suis entré à l'école pour n'en plus sortir qu'à soixante ans.

Les salles du Jardin d'enfants, comme on l'appelait alors, et du cours préparatoire, s'ouvraient sur un vrai jardin, cadre idéal pour nos récréations. Plus tard on quittait ce minuscule Éden pour les quatre dernières années, celles du cours élémentaire et du cours moyen (dixième, neuvième, huitième, septième, disait-on) ; les quatre classes, alignées sagement dans l'ordre le long d'une étroite cour pavée, nous rapprochaient en douceur du grand portail qui nous laisserait partir un jour dans le vaste monde, dont de hautes grilles nous protégeaient pour l'instant.

Derrière nos classes, un couloir qui semblait immense menait aux petits coins : celui des garçons d'un côté et de l'autre celui des filles, comme pour nous faire sentir qu'une distance abyssale séparait les deux sexes. (Nous étions pourtant, à l'époque, l'une des très rares écoles françaises où ils ne fussent pas sadiquement séparés.)

Pour nous autres, occupant le rez-de-chaussée de toute l'aile, les étages étaient un mystère. Nous y étions admis une fois par an pour la visite médicale dont le couronnement était une infime scarification au bras, la cuti, ou pour le rituel de la photo de classe, dans la cour du haut, et l'on ne nous laissait pas emprunter les grands escaliers et les larges couloirs sans nous avoir instamment priés de ne pas faire de bruit, pour une fois. Nous n'étions pas chez nous. Simplement tolérés. Ces étages imposants ont d'ailleurs inspiré ce qui restera sans doute mon cauchemar le plus affreux, fait à l'époque : je suis dans une salle inconnue, là-haut, et je m'aperçois soudain qu'elle n'a ni fenêtres, ni portes.

Nos classes au rez-de-chaussée, par contre, ont été pour moi, ou sont devenues dans mon souvenir, un pur bonheur, un nid bien chaud, une matrice. Et si plus tard j'ai décidé de passer ma vie à enseigner, le bonheur de ces années-là n'y est sans doute pas pour rien — la douceur d'apprendre avec Mmes et Mlles Schmitt, Rousseau, Clocheau, Lebrun, Gaudry et Clocheau de nouveau, dont j'énumère les noms avec tendresse et gratitude.

Mais mon école n'était pas seulement une école : sa pendule sonnait les heures et les quarts d'heure, comme certaines églises autrefois. Cela pouvait être angoissant pendant les nuits d'insomnie, mais quel apaisement lorsque sans quitter le sommeil on entendait la petite musique paisible, le mi-ré, mi-ré des quarts d'heure, le do... do... do... do... des heures, comme un veilleur qui passe, dormez bonnes gens, ou une maman qui veille encore et passe la tête dans la chambre, dors, mon enfant.

J'ai grandi, je suis parti, je suis revenu bien plus tard. Entretemps les classes primaires avaient vidé les lieux, peu de temps après nous, et la pendule a cessé de sonner, sans doute à jamais. Le CIEP, lui, demeure. Affublé depuis peu d'un nouveau nom tristement franchouillard, France-Éducation (avec International en petit), il continue d'attirer des stagiaires et des conférenciers du monde entier, ruche immense, ville dans la ville, temple du savoir, et mon chauvinisme municipal, le seul que je m'autorise, en est profondément flatté.

Ces vingt dernières années j'ai eu l'occasion de visiter la ruche deux ou trois fois, mais les images de ces incursions-là se floutent et s'effacent vite, comme des polaroïds. Curieusement, depuis chez moi l'activité intense du lieu n'apparaît guère. L'autre aile, côté Versailles, n'en parlons pas, elle m'est toujours apparue déserte, même jadis, morte comme un bras infirme ; mais de mon côté non plus je ne vois personne aux fenêtres, et peu d'entre elles sont éclairées le soir. Bizarre, ce corps massif, opaque. Familier, étranger. Cette présence muette. La grande bâtisse ne m'envoie plus ses signaux, peu importe. La voir, toujours là, me rassure. Je mourrai, elle restera un bon moment après moi sans doute. Elle, en ruines ? C'est pour moi l'image de la fin du monde.


Il n'a pas beaucoup changé...
Au XVIIIe siècle, encore tout neuf.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°195 en janvier 2020)