J'étais dans le bus lorsqu'un homme nous a doublés. Non pas un cycliste ou un motocycliste penché sur son guidon, mais un homme debout, raide, immobile, comme une statue dans la benne d'un camion. C'était surnaturel. Me rapprochant de la vitre, je l'ai vu juché sur l'un de ces nouveaux engins, roulant à grande allure, les pieds posés de part et d'autre d'une simple roue. Ce qui n'a pas diminué l'impression d'étrangeté : je ne sais comment fonctionnent ces roues magiques, comment on les dirige, et surtout comment on peut rester perché là-dessus sans tomber. Si je ne les voyais pas de mes yeux, je n'y croirais pas. Elles sont trop rares encore pour que l'habitude émousse la surprise, et leur nom — roue électrique ou gyroroue, me souffle Gougueul — est inconnu du public, ce qui convient à leur nature d'objet neuf, irréel encore ; elles ajoutent au quotidien une vague touche de fantastique, grâce à elles je me retrouve par éclairs dans un film de science-fiction et ma gratitude est égale à mon émerveillement.
Les trottinettes électriques me font un peu moins d'effet : leur forme est familière et leur usage conforme à l'ancien, même si voir ces machines minimales atteindre on ne sait comment des vitesses insolites, au début, cela fait un choc. Beaucoup de gens détestent ces nouvelles venues, les jugeant dangereuses : pour l'utilisateur, que rien ne protège, et pour les autres surtout, qu'elles frôlent et parfois percutent sur les trottoirs. La législation commence à les persécuter, comme si la voiture n'était pas nettement plus vorace en espace, en victimes et en dégâts divers. Pour moi, en tous cas, ce vieil engin passé de mode qui trouve une nouvelle jeunesse, c'est réconfortant, jouissif, on se dit que rien n'est jamais perdu, que la résurrection est toujours possible. J'aime cette alliance harmonieuse d'ancien et de nouveau, cette survivance archaïque transfigurée par une technologie de pointe. Et puis ce jouet pour enfants promu à la dignité d'objet adulte, adopté par des personnes d'apparence parfois fort sérieuse, ce n'est pas seulement comique, ça soulage, ça dilate le cœur, comme à chaque fois que nous voyons un paria échapper à sa condition. Bienvenue, trottinettes nouvelles, je vous aime bien. Doublez-moi tant que vous voulez tandis que j'ahane sur mon vélo, j'en ai pris mon parti, place aux jeunes.
Alors pourquoi cette haine en moi vis-à-vis de leur grand cousin, le vélo électrique ? Je le hais de toute mon âme, ce bâtard. Je ne lui reproche pas tant sa laideur de machine lourdingue que la monstruosité de son être. Le vélo est sans moteur par nature, l'absence de moteur constitue son essence et sa grandeur. L'affubler d'un adjuvant mécanique, c'est le dénaturer. L'anoblir en apparence, l'avilir en fait. Et il le sait bien, le bougre : à preuve, le soin qu'il met à dissimuler sa triche, son recours au dopage électrique. C'est un faux jeton. Son moteur miniature est soigneusement planqué dans le moyeu de la roue arrière, et totalement silencieux, alors que le trottinettiste, me doublant sans bouger, avoue clairement que c'est la machine qui travaille. La femme enceinte ou le vieillard chenu qui me dépassent à vélo en sifflotant dans la côte de la rue Brancas font vaguement tourner les pédales, pour faire illusion ; s'ils daignaient grimacer en plus, j'en serais moins humilié.
Humilié ? Je me sens plutôt trahi. Il existe encore et il existera toujours (j'espère) des vrais vélos, à propulsion humaine, n'empêche qu'une partie sans cesse croissante de la tribu vélocipédique est en train de passer lâchement à l'ennemi. Que la trottinette, petite écervelée, se laisse embobiner, je l'admets, d'autant qu'avec son côté primitif et inachevé, le moteur lui apporte un plus, la complète. Mais que le vélo, grand jeune homme en pleine vigueur, autonome, austère, courageux, se laisse griser par la vitesse et la facilité, ces deux petites frimeuses imbéciles ! À qui se fier ?
Je reconnais, naturellement, qu'il est une bénédiction pour certaines personnes. Autour de moi, on ne tarit pas d'éloges, on connaît quelqu'un qui en a un, on compte s'en offrir un, bientôt on me conseillera de m'en payer un.
Rangeant sous l'appentis mon vieux vélo (il a quinze ans déjà), je lui tapote l'échine tristement. Tout le monde nous dépasse mais ce n'est pas ta faute, mon gars, ni la mienne d'ailleurs. On ne peut pas lutter contre ces extra-terrestres. Nous sommes toi et moi deux dinosaures dérisoires. Qu'est-ce que tu dis ? M'acheter l'un d'eux ? Te laisser tomber ? Tu m'as regardé ? Jamais ! Je n'en veux pas, de cette béquille, jeunesse artificielle, botox à pédales, viagra roulant ! Qu'on ne vienne pas me voler ma vieillesse.
Vieillir, c'est donc ça. Monter la côte de la rue Brancas à mon allure, de plus en plus lentement, le plus longtemps possible, Mohican ultime, sans regarder le compteur de vitesse, avec des boules dans les oreilles pour ne pas entendre la voix qui me susurre de m'électrifier moi aussi comme tous les gens sensés — la voix doucereuse de Satan.
Pédale-eau |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°193 en novembre 2019)