CELUI QUI NE MOURRA JAMAIS


Parmi toutes les rubriques de ce présent site, la plus suivie, la plus goûtée par mes quelques lecteurs, aura été sans conteste feu l'Andouille du mois. Entre 2009 et 2015, avant qu'elle se fasse de plus en plus rare au point de presque disparaître, c'est elle qu'on lisait en premier — à supposer qu'on lût le reste.

J'aurais pu le déplorer, moi qui passe des heures et des jours à ciseler les phrases du Journal infime où je mets délicatement à nu mon âme, alors que je torchais l'Andouille à la dernière minute en deux coups de cuiller à pot rageurs. Mais je les comprends, mes chers volkonautes : j'admets que les émois discrets d'un cœur sensible soient moins distrayants que les agissements criards de mes andouilles, mon petit air de flûtiau moins martial que les trompettes et tambours de la connerie triomphante, et le fruit de mes émois intimes moins épicé, moins roboratif que mes charcuteries luisantes de bêtise grasse relevée par la moutarde de ma rage.

Je prenais moi-même, je l'avoue, un vif plaisir à sabrer l'andouille. Celui de défouler mon indignation perpétuelle en pourfendant les salopards et les crétins dont les paroles ou les actes souillent ce pauvre monde ; celui d'agir de façon indirecte, raffinée, avec cette arme absolue : l'ironie, dont la fine lame est celle qui s'enfonce le mieux, qui permet de tuer proprement, sans se tacher de sang.

Mais la connerie, hélas, est moins variée que prévu. Tous ces malheureux, après tout, sont bien monotones, à quelques nuances près. Pour finir, après bientôt quatre-vingts remises de prix, j'ai senti que j'andouillais en rond. Il fallait trouver autre chose. La lassitude me gagnait, et en même temps je sentais grandir en moi une bizarre tentation : non plus s'adresser à mon Andouille en feignant de la féliciter, mais lui donner la parole, faire entendre directement son discours débile. Autrement dit, me glisser dans sa peau, mettre ses horreurs dans ma bouche, me vautrer dans son dégueulis.

Il est vrai qu'il y a depuis toujours, par moments, de drôles de types qui parlent dans mes profondeurs. Qui se régalent de dire le contraire de ce que je pense. Chaque fois que je m'enflamme pour une juste cause, une voix obscure s'élève en moi et piétine en ricanant mes paroles et mes sentiments généreux.

Aujourd'hui par exemple, 21 septembre 2019, le grand événement du jour et de loin, pour moi, c'est qu'un peu partout dans le monde on marche contre le réchauffement climatique, contre les dirigeants de tous les pays qui ne font pratiquement rien pour le freiner, et qu'à l'origine de cette marche il y a des jeunes, toute une génération qui se réveille et s'efforce de secouer les vieux impuissants. C'est pour moi comme une oasis dans le désert, une pluie sur une terre sèche qui meurt. Mais au moment de chanter alleluia, voilà l'autre connard qui se met à grommeler :


Ainsi donc la jeunesse est dans les rues. Cela ne se rate pas, une occasion de sécher les cours. Notez qu'ils y croient peut-être pour de bon, à leur croisade et à leur dieu Climat, ces enfants naïfs, ces moutons manipulés par certains adultes, enseignants, intellectuels pourris par l'idéologie, scientifiques soudoyés par on ne sait quelles officines occultes pour nous polluer l'esprit à coups de statistiques douteuses. Ils n'ont à l'évidence rien compris, ces pauvres gamins, à des problèmes dont la complexité divise les experts eux-mêmes ; ils sont, plus encore que leurs aînés, une proie facile face à la séduction d'idées simplistes, qui ne sont généreuses qu'en apparence.

Et voilà que l'une d'entre eux, à peine pubère, simili-Jeanne d'Arc autoproclamée, a le toupet de débarquer à l'Assemblée nationale et de faire la leçon à nos représentants ! On marche sur la tête ! Et que font nos journalistes ? Ils déroulent le tapis rouge devant ces brebis égarées, au lieu de leur donner la bonne fessée qu'ils méritent. Montherlant le disait déjà : malheur à la ville dont le prince est un enfant. Mais qui écoute aujourd'hui Montherlant ?


Voilà, je l'ai fait ! J'ai donné la parole à l'ennemi intérieur, dont les idées sont exactement le contraire des miennes. Ce fut jouissif, mais je ne souhaite pas en faire une rubrique. Non que je juge ce jeu malsain : sortir de soi ce qui s'y cache de moche et de malpropre, c'est l'occasion de s'en purger ; présenter en forçant le trait des pensées qui pourraient sembler anodines à certains, c'est les faire basculer dans le ridicule et l'haïssable. Cabu disait de son personnage du Beauf que c'était lui-même quand il ne se surveillait pas. Bravo et merci, cher Cabu. Tu nous manques beaucoup.

Ce qui m'empêche de pratiquer moi aussi l'exercice ?

Cette voix qui parle en moi, ce n'est pas seulement l'un de mes moi enfouis. C'est aussi, en grande partie, je m'en aperçois, celle de mon père. Elle me vient de très loin, cette voix, de toutes ces discussions anciennes, dans mes jeunes années, avant que les bisbilles, de guerre lasse, ne laissent place au silence. Mon père était farouchement conservateur, par atavisme familial, et le passage des ans n'a rien arrangé.

J'étais parti pour parler d'autre chose, et le revoilà encore.

Chaque fois que je tourne dans ma tête une des diatribes réactionnaires que je n'écrirai sans doute jamais, elle se termine par «C'est une hhonte !», et je revois mon père prononçant ces mots, indigné, à propos de je ne sais plus quel événement qui me semblait à moi très positif. Je frémis en pensant à ce qu'il dirait du réchauffement climatique aujourd'hui. Notre combat pour sauver la planète, c'eût été pour lui un complot fomenté par les Communistes et les Gauchistes. Devant tout ce qui venait de la gauche, il voyait rouge.

J'ai craint quelquefois qu'il ne passe de la droite extrême à l'extrême droite. Je l'entends encore, un dimanche à table :

Six millions de juifs morts dans les camps ? On a beaucoup exagéré ! Et si on y mangeait mal, les Allemands aussi, à l'époque, avaient faim ! Et ne l'oubliez pas, toutes les femmes allemandes ont été violées par les Soviétiques !

Je protestais, discrètement soutenu par ma mère. Face à nous deux, il a dû se sentir souvent isolé, et en souffrir.

Mettre en scène sur mon site ces personnages détestables, donc, ce serait agresser mon père, et je ne peux pas. Je ne le détestais pas, j'appréciais beaucoup de choses en lui. Simplement je n'arrivais plus à lui parler. J'ai dû lui faire bien mal, toutes ces années, devenu si éloigné de lui par mes idées, mes choix de vie, et surtout si bloqué face à lui, si froid et distant. Ma parole ne s'est libérée qu'au moment de son agonie ; je lui ai demandé pardon, l'ai remercié d'avoir été «un très bon père», et par certains côtés c'est vrai, il l'a été. Mais là il sombrait, je doute qu'il m'ait entendu.

Une chose est sûre : malgré sa mort le malaise reste bien vivant : je n'en finis pas de lui en vouloir, de m'en vouloir de lui en vouloir, de regretter de ne pas l'avoir mieux aimé — même si, ces derniers temps, je crois que je me rapproche un peu de lui, à défaut de ses idées ; tout cela est bien confus en moi, le sera toujours, et je me rends compte que décidément les pères ne meurent jamais.


...encore plus éternel
Autre père...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°192 en octobre 2019)