Je suis tout petit dans les bras de mon père, sur cette photo ancienne de juillet 1953. Mon père est barbu. Il n'a pas pris son rasoir électrique en vacances. À l'époque, dans ce coin perdu au bout de la Bretagne, il n'y a pas encore l'électricité.
Il a de l'allure ainsi, mon père.
De retour à la ville et au boulot il rasera cette barbe vacancière qui n'aura duré qu'un été.
Lorsque le poil m'est venu au menton à mon tour, je l'ai d'abord consciencieusement éliminé tous les jours. Quoi de plus naturel en ce temps-là. Les barbus étaient minoritaires, la normalité exigeait des joues lisses. Et puis je l'aimais bien, ce petit rituel matinal. Grâce à lui on se sent propre. Il fait du jeune homme un homme. C'est plus tard, peu à peu, qu'il vire à la corvée.
À l'époque, je crois, je n'aimais pas les barbus. Pas nets, ces types-là. Cette barrière pileuse me semblait vouloir cacher quelque chose — une absence de menton, de caractère, ou au contraire quelque chose de plus ou moins malsain qu'il convenait de dissimuler.
Pendant les vacances de 1972, à vingt-quatre ans, j'ai eu moi aussi ma panne de rasoir. J'ai imité mon père — mais sans y penser. Ma grand-mère maternelle, voyant cette broussaille juvénile, a dit que c'était rigolo et que ça me passerait bien vite. (Elle allait faire la même remarque trois ans plus tard, quand je suis devenu végétarien.) Eh bien non, Grand-maman : cette végétation estivale, je ne l'ai plus jamais combattue. Elle fêtera bientôt son cinquantenaire. À la rentrée de septembre cette année-là, la main qui avait pris le rasoir est retombée. J'ai pensé à tout ce temps perdu chaque matin, aux menues coupures, à l'after-shave et son odeur vulgaire. Et puis Z. aimait bien me caresser sous le menton, c'était, disait-elle, comme une petite bête. Pourquoi la tuer ? Je n'aimais pas les barbus ? Je n'aurais qu'à ne pas me regarder — chose facile, justement, puisque je n'aurais plus à barbouiller ma bouille de crème chaque matin devant le miroir.
J'entamais alors ma deuxième année d'enseignement au lycée de Brimeil. L'année d'avant, le débutant glabre (mot glacial, funèbre !) avait été un rien guindé ; son successeur fut plus détendu, plus libre, il appela enfin ses élèves par leur prénom, et si ce n'est sûrement pas la barbe qui opéra ce changement, elle doit sûrement sa naissance à la même évolution intérieure.
Ne plus se racler la couenne quotidiennement, ce n'est pas seulement commode et libératoire. Tout changement volontaire dans notre apparence a un sens. On modifie l'image qu'on veut donner aux autres, pas toujours consciemment sans doute. Me suis-je rendu compte, alors, de ce que j'arborais sur ma figure ? En y laissant pousser la mauvaise herbe, j'entamais alors confusément un mini-retour à la nature, une timide mue écologique ; et en même temps — les deux sont liés —, s'écarter ainsi de la norme sociale, cela pouvait passer pour un vague début de dissidence, un embryon de rébellion. (C'est en ce temps-là que j'ai banni à jamais la cravate — sauf pour me déguiser le jour du Mardi-Gras.)
À vingt-six ans, au service militaire, le coiffeur du camp me tondit la boule à zéro virgule cinq, brimade rituelle, mais ô surprise ! les règlements de l'armée, en vertu d'une philosophie qui m'échappe, interdisaient qu'on touche à ma barbe. Qu'avaient-ils donc de plus ou de moins, ces poils cousins des cheveux ? Je profitai de cette mansuétude insolite pour laisser ma pilosité s'épanouir. Ce qui, au lieu de compenser le désastre crânien, ne fit que le rendre plus criant, mais apparaître moche et ridicule en uniforme, après tout, c'était une façon de manifester ce que je pensais de l'institution militaire. Confronté à cette rébellion minuscule, tristement légale, l'adjudant Traquenat vaguement dégoûté me baptisa Michel l'Ermite.
Rendu à la vie civile, je taillai de nouveau le buisson.
Qu'on ne croie pas cependant que le barbu est au bout de ses peines, que sa vie est devenue simple. Il lui faut choisir sa barbe, lui donner une forme, sachant que celles-ci sont toutes périlleusement connotées. Trop long et l'on passe pour un patriarche ou un pope, jamais de la vie ! La taille en pointe vous donne l'air vicelard. Une barbe courte, oui, pas mal, discret, mais une barbe ça s'entretient, et moins c'est long, plus c'est tyrannique. Ils ont droit à toute ma compassion, ces types genre Gainsbourg qui passent un temps fou tous les jours pour garder leurs joues mal rasées pile poil à la bonne longueur.
Ni trop, ni trop peu : j'ai le même idéal esthétique, au fond, côté barbe, que pour la toison cachée des femmes. Depuis des années je maintiens un juste milieu sur ma figure, et Carole me rappelle à l'ordre quand j'oublie. À dire vrai, je ne suis pas ébloui par mon look, mais sans barbe ce ne serait guère mieux. Celle-ci, depuis le temps, fait partie du paysage. Sans elle je serais nu. Pire que chauve. Si comme beaucoup d'autres, barbus ou non, je devais subir un jour une chimio, quelle désolation que mon visage désertique, méconnaissable ! Mourir sans barbe, ce serait mourir deux fois.
J'entre dans ma huitième décennie, ma barbe est blanche désormais. Habitués l'un à l'autre, nous vivons en bonne intelligence, mais sans grandes effusions ni discours. Je l'aime bien quand même. Elle m'a plus d'une fois rendu heureux. Lorsque naguère l'une de mes petites élèves, en me faisant la bise, s'écriait, Oh m'sieur, elle est douce votre barbe, je me disais qu'entendre une chose pareille vaut largement les palmes académiques.
C'est vrai qu'elle est douce. Le chat s'y frotte avec amour, comme si cet ersatz de fourrure faisait de moi un lointain cousin.
Et voilà que mes fils, âgés de quarante-cinq, trente-sept et vingt-trois ans, sont tous trois barbus ! Je ne sais si je dois y voir un hommage, je me demande s'il est bon que les fils imitent leur père, mais par ailleurs chacun d'eux est suffisamment différent de son géniteur, chacun à sa façon, donc pas de problème. Si ça se trouve, ils suivent moins l'exemple paternel que la mode : la barbe est tellement chère aux jeunes générations, ces derniers temps, qu'elle est en passe de devenir la nouvelle norme. L'épidémie touche même les coureurs cyclistes, eux qui pourtant se rasent minutieusement les guibolles ! Est-ce le début d'une ère nouvelle ?
Je vois tous ces jeunes barbus avec sympathie. Cette banalisation de la barbe m'arrange, elle me rend moins voyant, moins lisible et caricatural. Mais je n'applaudis pas à toutes les nouvelles barbes. Une photo toute récente me chagrine, qui montre l'actuel premier ministre, M. Philippe, et le ministre de l'Intérieur, M. Castaner, tous deux barbus — non pas comme les caciques majestueux de la Troisième République, mais dans le style décontracté des jeunes adultes d'aujourd'hui. Je comprends la manœuvre : on veut montrer qu'on est différent, non-conformiste, dans le vent. Mais que ces deux personnages officiels, raidement droitiers, s'approprient un signe resté plutôt libertaire malgré tout, cela me choque ; c'est de la frime, de l'usurpation. En se déguisant de la sorte ils se révèlent ce qu'ils sont : des hypocrites professionnels. Dégagez, bande de menteurs !
Le père, le fils et Pépito. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°191 en septembre 2019)