ZÉPHYR


Dans les bois de Fausses-Reposes où je trotte souvent le dimanche matin, j'aime traverser le haras de Jardy, ses prairies et ses chevaux. Mon préféré — ma préférée, c'est sûrement une jument — a une robe caramel et une crinière blonde, on la croirait sortie d'une BD. Un charme fou. Je suis un peu moins sensible à la beauté de ses congénères, plus classique, plus altière. L'admiration que m'inspire «la plus noble conquête de l'homme», comme disait Buffon, manque un peu de chaleur.

Et pourtant. Mon grand-père paternel a passionnément aimé les chevaux. Officier de cavalerie dans l'armée du tsar, il dut abandonner à trente ans patrie et chevauchées pour se reconvertir dans le cheval-vapeur. Devenu chauffeur de taxi, inconsolable jusqu'à la mort, il accrocha dans notre escalier la photo de sa monture chérie. Elle y est encore, avec le nom de l'animal inscrit au dos : Zéphyr.

Son seul lien désormais avec le monde du cheval, c'était le PMU. Mon autre grand-père, le Suisse, pariait aussi, mais par amour de la science : ce mathématicien appliquait aux paris de savants calculs, lesquels, que je sache, ne l'ont jamais enrichi. L'ancien hussard, lui, n'écoutait pas son cerveau, mais son cœur. Il misait sur les chevaux dont le nom évoquait la Russie. Cette méthode peu orthodoxe faillit le rendre millionnaire : la jument Douchka (petite âme), une tocarde, gagna un jour la course du tiercé, le deuxième cheval du grand-père termina deuxième et son troisième perdit la troisième place pour une demie encolure.

Le malchanceux vivait encore lorsque mon père, dans un acte de piété filiale je suppose, décida de me mettre en selle et d'enfourcher ce nouveau dada lui aussi. Pendant quelques années, tous les dimanches matin de huit à neuf, nous fréquentâmes assidument un club hippique à Versailles. La plupart du temps nous tournions dans un manège sombre qui sentait la terre et le crottin. Accrochées aux murs, des pancartes où l'on lisait : «En avant, calme, droit» ou «Aux vrais écuyers, les mains et les jambes. Aux impuissants, la cravache». On trottait, on galopait, on sautait de petits obstacles. À la belle saison, même chose dehors dans la carrière, et une fois l'an nous sortions dans les bois de Porchefontaine.

Dans notre petit groupe, notre reprise disait-on, il y avait surtout des enfants et des jeunes adultes des deux sexes ; mon père, à quarante ans, faisait figure de doyen. L'écuyer-directeur, comme il s'intitulait, M. Leroyer, était un fort en gueule, riche d'un bon stock d'expressions savoureuses, qui n'hésitait pas à nous mettre en boîte. Nous invitant, nous les jeunots montés sur nos poneys, à faire notre tour de galop, il nous saluait d'un vibrant «Et voici... les Cavaliers du Désert !» Il n'hésitait pas à s'exclamer, visant un monsieur ballotté sur sa selle : «Comme un pou sur une boîte d'allumettes !» On pouvait goûter modérément ses saillies, mais le monde équestre a ses traditions, et le père Leroyer n'était pas un mauvais bougre.

Un hiver, malade, il fut remplacé pendant plusieurs séances par un collègue, un petit pète-sec, genre sous-officier de cavalerie défroqué, qui traita notre paisible compagnie comme un bataillon disciplinaire ou des poulains vicieux qu'il faut mater. Nous le prîmes aussitôt en grippe, à l'unanimité moins une voix : celle de mon père. La piété filiale avait joué de nouveau. Les manières cassantes du petit chef avaient ému sa nostalgie de l'armée, cette grande famille, dispensatrice d'ordre et d'harmonie. Tous deux discutèrent amicalement et l'ancien de Saumur, au moment de nous quitter, lui laissa sa carte. Il avait son propre manège dans l'Oise, au Mesnil-Théribus. (Pourquoi ce nom m'est-il resté ?) Internet m'apprend que soixante ans plus tard il n'y a aucun manège dans ce coin-là. Combien de temps ce type a-t-il pu garder des clients, en aboyant ainsi ?

En 1959, quelques semaines avant la mort du grand-père, on nous fit passer un brevet. Mon père décrocha la meilleure note et je fus admis ric-rac. Le grand-père accrocha dans l'escalier nos deux photos, que je n'ai virées qu'après la mort de mes parents : mon père a fière allure, droit sur son destrier, tandis que sur mon cheval nain j'ai l'air d'un sac de patates. Le cliché paternel est net encore, et le mien tout pâle, comme si ce garçonnet godiche avait à peine existé.

Normal. Cette partie de ma vie ne s'est pas imprimée en moi. J'ai pratiqué l'art équestre docilement, brave petit, mais sans passion aucune. D'abord, je n'étais pas doué. Encore moins que pour la musique. Et quand bien même l'aurais-je été, chez Leroyer nous ne pouvions pas progresser. Ceux qui nous succédaient le dimanche matin, la reprise de neuf heures, bien meilleurs que nous, certains possédant même leur cheval, évoluaient dans un autre monde. On redoublait donc chaque année, nous autres. On tournait en rond.

Tous les ans, vers la fin de l'année scolaire, le Club hippique de Versailles accueillait dans la carrière un grand concours hippique, spectacle vite lassant pour les étrangers au sérail. Mes parents m'y traînaient tous les ans malgré mes protestations. Elles se firent véhémentes en 59 : Bordeaux-Paris, course cycliste de légende, passait à Versailles tout près ce dimanche-là, et j'enrage encore de n'avoir pu voir passer mon idole, Louison Bobet, dans la côte de Picardie, dix kilomètres avant son triomphe au Parc des Princes. Ma rancune fut immense, et mon aversion pour le concours hippique à jamais confortée.

Conne de mémoire : je me souviens que le vainqueur du saut d'obstacles ce jour-là, un garçon à peine plus âgé que moi, s'appelait Michel Najar. Il s'est tué peu après dans l'avion familial en compagnie de son frère Francis. Mon père, lui, a failli mourir à cheval. Plus précisément, sous son cheval. Pendant une séance de manège, en sautant une barrière, il a fait un soleil et la bête en trébuchant sur lui a manqué lui écraser la poitrine. Leroyer, pour la première fois, était blême. J'ai moi-même pris une vingtaine de gamelles en quatre ans, sans grand dommage, plutôt amusé, mais cela n'a pas suffi pour chasser l'ennui. Prétextant un trop grand nombre d'activités extra-scolaires, j'ai bientôt obtenu la permission de couper court aux cavalcades. Façon pacifique de tuer le père, dans un sens. J'aurais dû en profiter pour virer aussi le catéchisme.

Je ne suis plus jamais remonté sur un cheval et cela ne m'a jamais manqué. Au fond, j'aime les regarder, je suis même plus sensible à leur beauté qu'autrefois. Plus attentif, plus curieux. J'aime leur parler, les toucher, tenter de deviner ce qui se passe dans leur tête. Remonter en selle ? Oui, pourquoi pas, pour me prouver que je ne suis pas encore trop ramolli. Mais ce qui me gêne, c'est de les dominer, de leur donner des ordres. Il y a désormais trop d'égalité entre nous. Leur docilité me paraît tantôt admirable, tantôt tristement servile.

Un vrai cavalier me dirait qu'un bon dressage n'est pas un esclavage, mais un échange, que le bon cavalier et le bon cheval se sentent mutuellement, se comprennent sans mots, qu'ils ne forment plus, par moments, qu'un seul être. Mon grand-père me l'aurait dit sans doute, si je l'avais questionné, si je n'avais pas été un petit gamin encore quand il est parti — ce grand-père que j'ai si mal connu.

Les photos dans l'escalier ne me disent pas autre chose. Je passe devant elles plusieurs fois par jour, mais les ai-je vraiment vues tout ce temps ? Celle où le grand-père tout jeune saute un obstacle ? Celle de Zéphyr ?


...et le grand-père à côté.
Zéphyr dans l'escalier...


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°190 en août 2019)