PLEURE PAS, PETIT BONHOMME


Je suis en Normandie chez les Gombec. J'ai seize ans, âge horrible. Mes amis et moi roulons dans leur 2CV sur une petite route, ils rigolent et moi je suis plongé dans un désespoir absolu. Celle que j'aime ne m'aime pas, on ne m'aimera jamais, ni celle-là ni d'autres, et pour le reste c'est pareil, ma vie est foutue.

Par la suite j'ai eu d'autres chagrins plus vifs, notamment à cause des femmes, mais aucun, si mes souvenirs sont bons, n'aura été aussi lourd, plein, total. Ce qui me frappe dans celui-là, c'est sa violente absurdité, l'aveuglement de ce petit imbécile qui croit sa vie finie pour si peu. Je le trouve, quand j'y repense, presque attendrissant. Je lui soufflerais, si je pouvais, pour le consoler, qu'il n'a rien d'original : chacun de nous, je suppose, a connu un moment de ce genre, et même plus d'un.

Le contraire — l'euphorie stupide — est-il aussi fréquent ? Moi, en tous cas, je l'ai connu au moins une fois.

J'ai dix ans en cette fin de juin 1958, un samedi à midi, dans une rue de Chèvres, une rue qui disparaîtra un peu plus tard lors des grands travaux du centre-ville. C'est le dernier jour de l'année scolaire, et même plus : la fin de l'école primaire. Nous sortons de la distribution des prix, mes parents et moi. Sur le chemin du retour nous croisons une de leurs amies qui m'interroge sur mes résultats scolaires. Ils sont très bons, l'année se termine bien, les sept années d'école se terminent bien, et tout en répondant à Mme Bruneau je suis pris d'une ivresse paisible, délicieuse : mission accomplie, c'est bien parti, tout ira bien toujours. C'est le début de l'été dans ma vie aussi, elle sera longue et tranquille.

L'automne suivant, dans un lycée-caserne parisien, l'ancien caïd d'un CM2 de banlieue ne sera plus qu'un petit bizuth de sixième apeuré ; la suite de mon parcours, sans jamais devenir vraiment sombre, ne sera pas toujours idyllique non plus.

J'ai vécu quelques rares autres moments de bonheur crétin, dont un dérisoire entre tous, à quatorze ans je crois : j'ai composé un morceau de musique pour orchestre, complètement nul, ma grand-mère l'a montré sans me le dire à ma professeure de violon, Mme Pecqueux, laquelle m'a couvert d'éloges, promis un brillant avenir musical, tu seras Compositeur mon enfant, et en rentrant chez moi depuis chez elle, dans la rue Brancas, fier comme un prince, je vois Paris là-bas au loin, à mes pieds, qui me tend les bras.

Oui, mais cette fois l'apothéose n'est qu'une promesse, je n'ai pas la même impression de temps qui s'arrête, de jeux qui sont faits, cette impression qu'après l'adolescence je ne retrouverai plus. (La toute dernière illusion de ce genre, je crois, fut à vingt-et-un ans cet amour dont je crus dur comme fer qu'il allait illuminer ma vie, en chasser à jamais tous les nuages.)

Sans doute, au fil des ans, l'alternance répétée de bons et de mauvais moments nous apprend-elle peu à peu qu'après la pluie vient le beau temps et vice versa, et nous-mêmes apprenons — certains d'entre nous au moins — à modérer nos allégresses comme nos détresses : plutôt que tomber de haut, mieux vaut rester à mi-hauteur. Même si, objecteront certains, trop bien raboter joies et peines peut nous conduire à une entropie désolante, à une vie de platitude et d'ennui.

Ce n'est pas mon cas pour l'instant. Je me contrôle, ou du moins j'essaie, je freine mes élans, mais le parcours demeure vallonné. Je peux juste dire que les joyeuses montées, globalement, sont un peu plus nombreuses que les douloureuses descentes. Le meilleur âge de ma vie, depuis des années, c'est mon âge actuel. Redevenir enfant, adolescent ou jeune adulte, jamais de la vie ! Je n'ai jamais envié celui que j'ai été. Me voilà vieillard et pas trop mécontent de l'être.

Pas trop mécontent non plus de mon passé. Les dieux ne se sont pas acharnés sur moi. J'aurais pu faire mieux, ou pire. J'ai plusieurs fois regretté de ne pas avoir plus d'une vie, mais c'est déjà une belle chance d'en avoir à peu près bien rempli une. Pas pressé de m'en aller, je suis prêt à le faire à tout moment. Mais quoi qu'il arrive désormais, ce qui compte le plus, c'est ce que je peux dire au Michel de seize ans : Pleure pas, petit bonhomme. Tu vas beaucoup aimer pendant ta vie, et cela est bon. Et tu seras très aimé.


...chez la comtesse de Ségur !
Il y a tout...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°189 en juillet 2019)