DIEU ET DIEUX


Lorsqu'ils furent arrivés au lieu que Dieu lui avait dit, Abraham y éleva un autel, et rangea le bois. Il lia son fils Isaac, et le mit sur l'autel, par-dessus le bois. Puis Abraham étendit la main, et prit le couteau, pour égorger son fils. Alors l'ange de l'Éternel l'appela des cieux, et dit : Abraham ! Abraham ! Et il répondit : Me voici ! L'ange dit : N'avance pas ta main sur l'enfant, et ne lui fais rien ; car je sais maintenant que tu crains Dieu, et que tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique.


Curieux tout de même : pendant toutes mes années de catéchisme, et dieu sait qu'elles furent nombreuses, et longues, cette scène célèbre ne m'a posé aucun problème. La foi de ce père me semblait un peu extrême sans doute, mais je l'admirais, comme l'immense majorité des croyants sûrement. C'est aujourd'hui, relisant ce récit d'une sobriété terrifiante, que j'y ajoute la panique de l'enfant, ses pleurs, ses supplications. Je vois ses yeux affolés cherchant le regard de son père qu'il croit devenu fou. J'essaie d'imaginer aussi les sentiments du vieux papa : a-t-il souffert, gémi, supplié Dieu de changer d'avis, a-t-il même pensé désobéir, ou a-t-il dit au contraire, soumis, débordant d'amour, OK, Elohim, tu le veux à point ou saignant, ce garçon ?

Cette histoire me gonfle de colère. Depuis quand, je ne sais plus, c'est sans doute venu peu à peu. Mon premier mouvement, ç'a été de haïr Abraham, ce père monstrueux, mais non, le père monstrueux c'est l'Autre, ce salaud, ce sadique. Quel genre de père faut-il être pour torturer ainsi son enfant ? Peut-on exiger une telle preuve d'amour sans être totalement chtarbé ? Il fallait te révolter, mon vieux, lui cracher à la figure, à ce malade — en espérant qu'il te dise, C'est bien, mon fils, voilà précisément ce que j'attendais de toi : que tu relèves la tête, qu'en me résistant tu réagisses en homme et non en esclave, en un mot que tu te montres digne de moi. Pas mal trouvé comme épreuve, hein, fiston ?

J'aimerais bien savoir, tout de même : Abraham a-t-il halluciné la scène, ou le vieux rusé n'a-t-il pas plutôt combiné toute l'histoire, exhibant une foi surhumaine afin d'asseoir davantage son prestige ? Or Abraham, ce n'est pas rien : on fait de lui le père des trois monothéismes, et je ne suis pas loin de voir dans cette scène, crime divin ou mensonge humain, l'acte fondateur de nos religions — leur péché originel. Que Dieu ait fait l'homme à son image, comme dit la Bible imprudemment, ou que ce soit l'homme qui a inventé Dieu, dans les deux cas il n'y a pas de quoi être fier.

Tout ce qui dans la religion me semblait aller de soi jadis, est devenu source d'étonnement. Que des gens sensés puissent de nos jours croire à l'Immaculée Conception de la Vierge Marie, croire que leur Dieu d'amour envoie la moitié de l'humanité rôtir en enfer ad mortem aeternam, c'est tellement extravagant que cela touche au miracle.

Après avoir cru excessivement dans ma jeunesse, voilà que je tombe dans l'excès inverse. Apostat, renégat, je suis injuste avec la religion ; je ne vois plus assez ce qu'elle nous apporte de beau et d'utile — quand elle ne pousse pas à l'intolérance et au meurtre. Parmi ceux qui me lisent, il y a des croyants fervents que j'aime et que je m'en veux d'attrister, mais c'est plus fort que moi : l'Ancien Testament presque tout entier, brutal, voire méchant, me rebute ; je peux encore être ému par bien des scènes des évangiles, mais le christianisme, à mesure qu'il s'impose au fil du temps, me paraît de moins en moins aimable.

Ma tendresse, je le confesse, va aux dieux d'autrefois, ceux de l'Antiquité grecque, exterminés par les chrétiens. N'est-il pas parfois plus facile de chérir les morts plutôt que les vivants ? Les vaincus n'ont-ils pas besoin, plus que les vainqueurs, de notre amour ?

Ils étaient attachants au moins, ces dieux-là, avec leurs qualités et leurs défauts, pas trop violents, moins exigeants, moins envahissants. Oui, des dieux légers.

Dans les poèmes de Cavàfis que j'ai traduits naguère, la religion officielle du poète, l'orthodoxe, apparaît fort peu. En cherchant bien, on trouve «À l'église» :


J'aime l'église — ses lumières,

ses chandeliers d'argent, ses bannières,

ses icônes partout, sa tribune derrière.


Quand j'entre là, dans notre église grecque,

au milieu des odeurs d'encens,

des voix des prêtres et des chants,

la majesté des célébrants,

aux gestes graves et intenses,

aux vêtements pleins de magnificence,

me ramène au glorieux passé de notre peuple,

aux grandes heures de Byzance.


Un intérêt purement historique, pas une ombre de mysticisme ou ne serait-ce que d'affection. Suis-je le seul à pressentir, derrière cet étalage pompeux, une ombre d'ironie ?

L'amour, il est là, par exemple, dans «Terre d'Ionie» :


Nous avons beau avoir brisé leurs statues,

nous avons beau les avoir chassés de leurs temples,

les dieux n'en sont pas morts le moins du monde.

Ô terre d'Ionie, c'est toi qu'ils aiment encore,

de toi leurs âmes se souviennent encore.

Lorsque sur toi se lève un matin du mois d'août,

une vie venue d'eux passe en ton atmosphère ;

une forme adolescente, parfois,

aérienne, indécise, au pas vif,

passe au-dessus de tes collines.


Ce dieu éphèbe, pour un poète qui aimait les garçons, c'est aussi une vision érotique, évidemment. Mais justement, ce frémissement de la chair, n'est-ce pas ce qui fait cruellement défaut dans les religions actuelles ?

En tous cas, l'apparition de ce dieu indéterminé, de ce fantôme, me bouleverse moi aussi, moi que la beauté masculine laisse froid. J'y trouve la divinité telle qu'elle me touche encore : non pas un projecteur brutal, aveuglant, mais une lueur qui parfois s'allume, ici ou là, sur une belle page, une parole, une musique, un mouvement, un visage, quand on ne s'y attendait pas.


Avec la collaboration de Giambattista Tiepolo.
— Nooon, Abraham ! C'était une blague !


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°188 en juin 2019)