LETTRE À UN POÈTE


Tu n'as jamais entendu parler de moi, tu es mort bien avant ma naissance, mais moi je te connais depuis près de quarante ans. C'est au début des années 80, dans ma petite enfance d'helléniste, aux cours de grec des Langues-O, que je t'ai rencontré. Notre professeur, Chrìstos Papàzoglou, prononçait avec vénération ton nom : Còstas Karyotàkis.

Il y a quelques semaines, une émission de la radio grecque m'a commandé une lettre à un écrivain. Pourquoi ai-je tout de suite pensé à toi ? La réponse viendra peu à peu, dans les pages qui vont suivre et que tu ne liras jamais.

Inconnu hors de Grèce, tu es célèbre dans ton pays pour ta poésie, mais aussi pour ta mort tragique. Né en 1896, tu as mené une existence de fonctionnaire cafardeuse et publié trois recueils de poèmes très noirs avant de te suicider à trente-deux ans. On t'avait muté dans un trou perdu où tu t'ennuyais à mourir, et surtout tu avais attrapé la syphilis. Ne pouvant épouser celle que tu aimais, condamné à une mort lente et terrible, tu as préféré en finir vite, sans savoir qu'un traitement serait découvert quelques années à peine plus tard. Tu as d'abord cherché à te noyer, la mer n'a pas voulu de toi. Alors tu t'es tiré une balle dans le cœur, et une photo circule où l'on te voit raide mort.

Aux Langues-O, donc, nous avons lu tes courtes proses de la fin, plus quelques poèmes bien sûr. Je ne sais plus lesquels ; l'un d'eux surtout m'a frappé, bouleversé :


Comme une brassée de roses

j'ai vu cette soirée.

Un parfum dans les rues,

son or très délicat.

Et dans le cœur

une bonté imprévue.

Le manteau dans les mains,

sur le visage renversé la lune.

Électrisée par les baisers,

telle semblait l'atmosphère.

La pensée, les poèmes,

poids superflu.


J'ai des sortes d'ailes brisées.

Je ne sais même pas pourquoi nous est venu

un tel été.

Pour quelle joie inespérée,

pour quelles amours,

pour quel voyage rêvé.


Je l'ai recopié à la main, ton poème — on écrivait encore à la main, à l'époque — et il est resté punaisé au mur de mon bureau pendant des années. De rudes années, pleines de joies d'été, de voyages rêvés, et d'ailes brisées aussi. Ce fugitif moment de bonheur du poème, cette joie mystérieuse, imprévue, elle me parlait de moi, elle donnait de l'espoir, elle faisait de ces quelques vers un talisman.

Je ne pense pas l'avoir nettement senti alors : ce qui est bouleversant aussi dans ce poème, c'est le vers libre. Tous tes autres poèmes sont rédigés en vers impeccablement classiques. Papàzoglou, notre professeur, nous disait alors que le vers avec ses règles strictes, chez toi, était sans doute comme chez les autres poètes une musique harmonieuse, consolante, une jouissance, une muraille protectrice peut-être, mais aussi un carcan, une prison. Nous a-t-il montré alors, dans ce poème, la disparition du vers comme une libération, un débordement ? Un vêtement qui tombe, une mise à nu ?

Des années plus tard, un éditeur de poésie m'a proposé de traduire tes poèmes. J'ai refusé. Je ne me sentais pas prêt. J'avais pourtant déjà traduit beaucoup de poésie ; j'abordais alors celle de Kavvadìas, traduisant ses vers en vers, comme il se doit. Aujourd'hui je ne pense pas que les tiens soient techniquement plus difficiles à rendre que ceux de Kavvadìas, par exemple. Alors ? Je crois que tu m'intimidais. Je voulais faire ce travail, mais j'y voyais un but lointain, l'aboutissement du parcours, le sommet de la montagne.

Je serais encore en train d'attendre si mon amie Kalliroï, la chanteuse, ne m'avait pas demandé de traduire deux ou trois de tes poèmes pour un concert-lecture que nous donnerions ensemble. Je l'ai fait et cela m'a débloqué. J'ai décidé que l'heure était venue. Ton œuvre se trouvait libre de droits, j'avais désormais ma petite maison d'édition, la voie était libre.

Traduire le vers est une épreuve si intense que je la répartis en petites unités de quelques jours à chaque fois. Cette gymnastique plutôt rude procure toujours un plaisir, celui de se dépasser, mais dans ton cas, vois-tu, j'ai travaillé dans une sorte d'euphorie. Celle de réaliser un rêve, bien sûr : te traduire intégralement, c'est un bâton de maréchal, plus encore que l'intégrale de la star Cavàfis. Cette fois je n'étais pas le nième traducteur, mais le tout premier. À quoi s'ajoute la séduction de l'œuvre, malgré le désespoir qui la parcourt : tes poèmes, presque tous très sombres, étapes d'une marche vers la mort, sont illuminés par les fusées de tes sarcasmes, de ton humour noir, de ta virtuosité rageuse.

Et puis, si l'on vit toujours plus ou moins, avec l'auteur qu'on traduit, une sorte de compagnonnage, le nôtre à toi et moi, plus que tout autre sans doute, aura été fraternel. Toi aussi, tu as beaucoup traduit, en adoptant la règle que j'ai reprise ensuite : traduire les vers en vers — une règle répandue à ton époque, je crois, et plutôt moins suivie aujourd'hui. Tu as même fait figurer tes versions grecques de poèmes français dans tes propres recueils. En traduisant tes vers en vers, j'ai mis mes pas dans les tiens, j'ai eu l'impression de prolonger une tradition désuète, et je suis sûr que tu ne m'aurais pas désapprouvé. Voilà pourquoi je me permets de te tutoyer, Còstas : le grand poète grec et le rimailleur français sont d'une certaine façon confrères.

Cette aventure aura laissé une trace. Le film d'Henry Colomer, Des voix dans le chœur, montre mon travail sur un de tes poèmes, et l'on me voit en lire un autre, superbement mis en musique par Lèna Plàtonos et chanté par Elèni Bràtsou.


Les cris d'enfants jouant ce soir dans la verdure

— une rumeur lointaine —,

sur les lèvres des fleurs la brise qui murmure

et dont les mots se traînent,


les fenêtres humant le printemps revenu,

ma chambre solitaire,

un train qui doit venir d'un pays inconnu,

mes rêves que j'enterre,


les cloches qui se taisent, le soir sempiternel

qui tombe sur la ville,

sur les visages gris, sur le miroir du ciel,

sur ma vie inutile...


Cela ne sera pas suffisant pour assurer ta gloire en France. Le film n'a pas touché les foules, le livre ne s'est pas vendu. Pas le moindre écho, pas la moindre notule dans les revues de poésie, dans le moindre blog. Deux ou trois voix de lecteurs fascinés, c'est tout, entourées de silence.

J'en ai pris des bouillons, tu sais, je les collectionne, ils me laissent froid désormais et je peux même parfois en être fier. Celui-ci est sans doute le seul qui me chagrine vraiment. Mais là aussi, j'arrive à me consoler : cette galère commune rend notre relation plus étroite. Et je me dis qu'un jour peut-être tu seras un peu plus reconnu ici — un jour que je ne verrai sans doute pas : je suis vieux et toi jeune à jamais.


Peu avant sa mort.
Còstas Karyotàkis (1896-1928)


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°187 en mai 2019)