Je suis jaloux des comédiens. Leurs mots ne dorment pas serrés dans les pages d'un livre mais se déploient dans les airs, capables de toucher plusieurs personnes d'un coup et même des foules entières. Prendre la voix d'un autre, passe encore, je ne fais que ça en traduisant, mais le seul fait qu'ils sachent garder en mémoire des dizaines de pages de texte me laisse béant d'admiration, humilié, moi qui sue pendant des heures pour apprendre une poignée de vers et les perdre aussitôt.
Je suis jaloux des musiciens. J'ai tenté de devenir l'un d'eux, de m'élever vers cet olympe, et décroché dès les premières pentes. Ils sont pour moi des dieux. Si je ne les voyais pas de mes propres yeux tricoter des doigts à des allures folles, déchiffrant ! improvisant !, ou chanter des opéras par cœur pendant des heures, dans des langues parfois inconnues d'eux, je croirais que c'est impossible. La musique, ils nagent dedans, alors que moi je ne fais que l'effleurer, à travers l'étoffe des mots qui me sépare de son corps nu.
Un traducteur n'est pas toujours muet, dira-t-on. Il est invité de temps à autre pour causer devant un micro ou un public en général intime. Il raconte ses salades et parfois on le laisse lire une page ou deux de ses auteurs — c'est là le meilleur moment. Tandis que Michel le traducteur pérore, Volkovitch l'éditeur a l'œil sur la petite table près de la sortie où sont empilés les ouvrages du Miel des anges ; il se dit qu'il suffit de faire entendre les élans sublimes de tel ou tel Grec inconnu chez nous pour que les spectateurs émus se jettent sur ses livres. Il ne rêve pas trop quand même, il sait qu'en repartant, la valise bleue du VRP (Vieux Routier de la Poésie) sera juste un peu moins lourde, que deux ou trois livres de X partiront sans doute, mais que ce cher Y n'aura séduit personne, une fois de plus, eh bien tant pis, on se sera bien battu, on aura fait ce qu'on a pu, et surtout quelle satisfaction d'avoir fait sonner un peu la musique des mots, de les avoir sortis un instant de ces partitions que sont les livres.
J'imagine que pour certains confrères et sœurs ces rencontres sont une épreuve angoissante, ou une simple corvée, un service après vente hélas nécessaire ; j'y vois pour ma part une douce récréation, une saine alternance entre l'écran de l'ordi et le monde extérieur, et plus encore : l'achèvement du travail, le couronnement de l'aventure.
Mes préférées parmi ces sorties : les concerts-lecture que je pratique avec divers musiciens grecs installés ici. Je présente brièvement la chanson ou le poème mis en musique, je lis ma traduction et ils enchaînent, chantant et jouant la v.o. Le traducteur est là bien à sa place, introducteur, marchepied, rampe de lancement, avec le noir et blanc de sa voix précédant l'explosion colorée du chant.
Depuis quelques années, par bonheur, ces prises de parole se succèdent à un bon rythme : irrégulier, certes, m'imposant parfois des transferts acrobatiques d'un coin à l'autre du pays, mais avec deux manifestations par mois en moyenne, qui n'empiètent pas trop sur le travail à la maison, on est proche de l'idéal. Pourvu que ça dure. Je crains la gloire autant que l'oubli.
J'aime ces échappées ponctuelles, arriver quelque part en fin d'après-midi, causer, dîner, dormir, le lendemain matin repartir, mais c'est un peu court ; ce qui manque dans ce rituel, c'est de se produire plusieurs fois de suite, si possible dans des lieux différents — être en tournée moi aussi, comme les musiciens et les comédiens. Reprendre le même programme, le peaufiner, le varier peut-être ; rencontrer des publics divers, apprendre à s'y adapter ; s'éloigner davantage du quotidien — c'est passer de l'excursion au voyage, ou, pour un cinéaste, du court métrage au long : là commencent les choses sérieuses.
Or voilà que cela aussi m'est donné, sur le tard. Le mois dernier, avec Marìa et Chrìstos, talentueux et délicieux, trois concerts trois soirs de suite, dans trois villes : Romans, Maussane et Arles. Le deuxième soir, pour la première fois de ma vie, un public qui n'écoute pas : une tablée de cinquante personnes venues dans ce restaurant pour bouffer — comment leur en vouloir ? — avec de la zizique en bruit de fond. Le baptême du feu. La rage en moi soudain, la volonté de me faire entendre malgré tout, le bras de fer avec cette masse de gens, mes interminables silences avant qu'ils se taisent enfin. Je n'aime pas ce travail de dompteur, mais il faut savoir faire ça aussi. Et quelle béatitude, le lendemain, en compagnie d'auditeurs attentifs.
Mais c'est en novembre dernier que j'ai vécu les moments les plus dépaysants. Quatre pièces de théâtre grecques étaient données sur neuf journées dans sept villes : Metz, Nancy, Charleville, Thionville, Villerupt, Luxembourg, Esch-sur-Alzette ! Une tournée internationale !
J'y jouais un rôle minuscule. On m'avait mobilisé tout ce temps pour présenter chaque pièce en cinq minutes. Vingt minutes de boulot par jour maximum. Je devais chauffer la salle avec mon boniment, comme au cirque Monsieur Loyal. Faire un peu le clown, comme dans ma vie antérieure de prof. Je pensais m'éclipser ensuite pendant les pièces et bouquiner en coulisse, mais non : je me suis pris au jeu. Je n'ai pas manqué une seule pièce. J'ai vu chacune d'elles six fois, sans ennui, guettant et goûtant les moindres variations dans le jeu des comédiens. Pendant quelques jours j'ai partagé leur existence, de ville en ville, de théâtre exigu en salle trop vaste, de public frigide en assemblée chaleureuse. J'ai beaucoup discuté, beaucoup écouté : ils ont à raconter tant de choses ! Des gens passionnants. Si différents de moi et si proches. J'ai déjà oublié leurs noms, mais je garde très vif le souvenir du compagnonnage avec eux, de cette vie si nouvelle pour moi : l'alternance entre moments intenses face au public et heures creuses, perdues en déplacements et en attentes ; entre vie collective et solitude, plénitude et vide.
Depuis longtemps je ne fais jamais de vraie pause ; où que j'aille, tout est minuté, la moindre heure bien remplie. Et là, soudain, j'ai connu quelque chose d'exotique pour moi : de longues plages de vacance. Ce n'était pas tout à fait une tournée classique, j'avais un port d'attache d'où je rayonnais, un petit hôtel dont j'étais le seul client dans la petite ville d'Esch-sur-Alzette, à la frontière côté Luxembourg. Lieu étrange, avec sa population parlant soit français, soit une langue inconnue, et ses rues désertes le soir. J'ai passé dans cette petite chambre des journées entières à bouquiner, seul comme un moine, journées rendues plus silencieuses encore, plus recueillies, par le contraste avec l'effervescence théâtrale.
Je me revois surtout le soir très tard, avant de m'endormir, au lit dans la pénombre, faisant le bilan de ma journée, devisant au téléphone avec une voix aimée tel un astronaute communiquant avec la terre. Moment planant, léger vertige, comme si je sortais de mon orbite, comme si je ne sais quels dieux m'octroyaient là une double vie, m'offrant les joies réputées inconciliables du plumitif et du saltimbanque, du sédentaire et du nomade. Une phrase me poursuit depuis mes jeunes années, entendue dans L'histoire du soldat de Ramuz et Stravinsky : «Un bonheur est tout le bonheur ; deux, c'est comme s'ils n'existaient plus». Et voilà que la sentence de Ramuz perd de sa force cruelle. J'entrevois qu'il nous est permis parfois d'infléchir notre destin ; d'être, en plus de ce que nous sommes, quelqu'un d'autre ; de vivre, sinon deux bonheurs pleins, du moins un bonheur et demi.
Comédiens d'autrefois. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°186 en avril 2019)