BRÈVES

N°186 avril 2019



BRÈVES


Si certains livres s'avalent d'un trait, il en est d'autres qu'on se plaît à siroter pendant des jours — ou des mois ! Exemple, Tiens ils ont repeint, vaste collection de graffiti en tous genres — plus de 4000 — qui en est ici à son troisième épisode. L'auteur, Yves Pagès, grand chiffonnier mural, a couru pendant des années les rues de nombreuses villes, le carnet dans une main, l'appareil photo dans l'autre. Immense récolte, déchet énorme certes, écrire sur les murs ne rend pas toujours subtil, mais dans le tas, une fois de plus, que de perles et de pépites !

Même si l'on peut déplorer, ce mois-ci encore, que sur nos murs l'amour n'occupe qu'une place réduite :


Pour aimer assez il faut aimer trop.

Pendant que tu regardes le foot nous on baise ta femme.

Éteins la télé allume ton clitoris.


Et c'est tout pour cette fois. L'amour s'efface devant la colère — laquelle semble aiguiser la verve et le sens de la formule.


Les ouvriers se tuent à la tâche les patrons se tuent à la hache.

Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux.

Marine Le Pen amène le pire. (Anagramme.)

Étrangers ne nous laissez pas seuls avec les français.

J'écris sur les murs car je suis sans papier.

Je depense donc je suis Descartes (de credit)


Bref, la bile rend habile... L'orthographe, elle, se libère allègrement:


J'prefaire habité un quartier sensible qu'un quartier insensible.


On passe de l'orthographe poétique à la poésie des images :


Les murs renversés sont des ponts.


Et de la poésie à la philosophie :


On est ce qu'on fait pour changer ce qu'on est.

Être dans le vent c'est avoir l'ambition d'une feuille morte.

Un oiseau né dans une cage pense que voler est une maladie.

L'éducation ne consiste pas à gaver mais à donner faim.

Le savoir parle la sagesse écoute.

Dansez sinon nous sommes perdus.

La mort c'est tellement bien que personne n'en revient.

La terre est plus belle que le paradis.


Comme quoi certains murs ont plus de talent que certains livres...


c'est une œuvre d'art, signée Barry Mc Gee.
Oui, mais ça, c'est différent :

*


Autre ouvrage à fragmenter vu son ampleur : Soleil du soleil, anthologie de sonnets français de Marot à Malherbe, œuvre d'un autre compilateur surhumain : Jacques Roubaud.

Le Livre troisième couvre la période 1574-1585, soit la fin de la vie de Ronsard. Le maître y apparaît avec trois sonnets tardifs, fort beaux, que j'avais décidé de ne pas citer, mais bon, je craque :


...D'un seul petit regard tu ne m'estimas digne.

Tu t'entretenois seule au visage abaissé,

Pensive toute à toy, n'aimant rien que toymesme,

Desdaignant un chacun d'un sourcil ramassé,

Comme une qui ne veut qu'on la cherche et qu'on l'aime.

J'euz peur de ton silence, et m'en allay tout blesme,

Craignant que mon salut n'eust ton œil offensé.


Cela paraît tout simple, où se cache la magie ?

Les autres poètes me sont inconnus, à part Jodelle et Belleau. On ne va pas dire qu'ils se ressemblent tous, mais on est en droit de noter un petit air de famille entre eux. Une même brise printanière souffle sur la plupart de ces poèmes, les amours qu'ils racontent s'éclairent d'un même soleil léger, et l'on se prend à croire qu'Isaac Habert, par exemple, se promenant aux champs avec sa Dame, a vraiment vu des naïades et des nymphes.


J'ay beau voir sur ces bords les humides Naiades

Se baigner doucement dans l'argent des ruisseaux,

J'ay beau voir en ces bois au dous chant des oyseaux

Les Nymphes sauteler sous les verdes fueillades...


Le vocabulaire et l'orthographe, il est vrai, ne sont pas étrangers au charme de ces vers, de même que dans le premier de ceux-ci, chez Pierre de Brach :


De mes yeux sort une larmeuse pluye

Et le soleil sa clarté me dénie,

Quand loin de moi, mon soleil, tu te tiens.


La religion cependant n'est pas absente, témoins les attachants sonnets d'un Jean Baptiste Chassignet, où le sentiment religieux, présent chez plusieurs autres poètes, s'allie gracieusement à la veine champêtre de ce temps-là.


Durant l'hyver frileux il semble au villageois

Que morte soit des prez la chevelure verte,

Voyant de tous costez la terre descouverte

Se hérisser le dos de mille glaçons frois :

Mais quand elle ressent l'humeur des plus dous mois,

Plus belle elle renaist de la terre deserte

Et se récompensant de sa première perte,

Elle redonne l'ombre aux foorestz et aus bois.

Ainsi hors du tombeau ceste charnelle masse

Se ressuscitera quand la céleste grâce

Arrosera les bons au jour du jugement.

Mourons donc comme meurt la lumière du monde

Aujourd'huy elle va se reposer sous l'onde

Demain elle ressort de l'ondeus element.


Du Bellay, Peletier du Mans, Belleau, Baïf, Tyard, Jodelle, Ronsard.
Les sept de la Pléiade :

*


Troisième livre découpé ici en tranches, le volume 1 de l'immense intégrale des articles de Maurice Nadeau : Soixante ans de journalisme littéraire (Maurice Nadeau).

Au début de ce mois j'entamais l'année 1946 ; me voici, vingt-cinq jours et près de quatre-cents pages plus loin, en mars 47 seulement (à l'époque précise où mes parents me conçurent). Et je me sens tiraillé entre l'envie de découvrir la suite et le désir que cela n'en finisse pas. Malgré mon admiration filiale pour Nadeau, je ne m'attendais pas à découvrir tant de brillant allié à tant de profondeur. Son sérieux, qui le fait analyser certains livres à fond sur des pages et des pages, ne doit pas faire oublier son humour pince-sans-rire et toutes les nuances de son ironie, qu'il déployait dès cette époque. On se délecte, bien sûr, de son enthousiasme militant pour Miller alors jugé scandaleux, de sa lecture empathique du terrifiant Monsieur Ouine de Bernanos ou des romans américains, de son intérêt pour la poésie (à l'époque, il est vrai, on parlait encore de poésie dans les pages littéraires des journaux). Il consacre plusieurs pages aux Feuillets d'Hypnos de René Char ! Et quelles pages...


Char est l'appareil Morse qui lance dans la nuit des éclairs fugitifs illuminant un instant toute la campagne; Michaux est le récepteur, le carrefour des forces brutales qui le pénètrent, le traversent, labourent sa chair et l'au-delà de sa chair, le clouent pantelant à sa vie...


Plus loin, sur un écrivain-aviateur :


Jules Roy fait passer dans ses phrases un courant survolté qui crée sur son passage, dans les couches basses où nous nous tenons, de larges aires d'ozone où la vie devient rapide et pleine.


Gracq nous donnera plus tard de telles métaphores.

Le plus jouissif cependant, c'est sans doute sa descente en flammes d'un roman de Jules Romains, sa chronique sucrée-salée sur Léautaud, son pastiche cruel de Mauriac et, fin du fin, les pages doucereusement vachardes sur ce brave André Maurois.


Son cours de Princeton est un modèle de causerie intelligente où ne brille nulle originalité, où ne s'affiche aucun parti-pris, où ne se trouve pas la moindre réflexion qui puisse donner le branle à un esprit curieux. Si tout n'y est pas dit tout y est bien dit, avec cette modestie seigneuriale qui décourage le commentaire.


Ce qui achève de rendre passionnant et même léger ce pavé de 1500 pages, c'est que toute une époque y revit en filigrane — c'est presque un livre d'histoire —, et que toutes ces recensions donnent de sacrées envies de lecture. On y voit notamment passer les ombres d'auteurs oubliés, dignes d'intérêt pourtant si l'on en croit le critique. B.N. Belaeff-Sckerbinsky... Marcel Martinet... Georges Govy... Claude de Fréminville... Morts à jamais ? Se trouvera-t-il un éditeur fouilleur de tombes, comme les très précieux Finitude et Arbre vengeur, pour les ressusciter ?


Photo Louis Monnier.
Nadeau bien après 47...

*


L'épaisseur des trois livres susmentionnés nécessitait qu'on s'y attarde. Mais Nabokov's dozen ? Treize nouvelles en anglais, moins de 200 pages, cela justifie-t-il qu'on y passe trois mois ?

Mars a été chargé, d'accord, mais l'explication est ailleurs. Il en est des livres comme des alcools : les plus forts se savourent à petites gorgées. Les quatre nouvelles qui m'ont enivré ce mois-ci, toutes disponibles en français dans le recueil Mademoiselle O, étaient d'une telle intensité que je dois faire une pause pour me remettre et les laisser résonner en moi.

Les sujets abordés n'y sont pas pour rien. Si «L'Aurélien» date de 1930, les trois autres évoquent une période terrible, avant, pendant et après la dernière guerre : avec «Lac, nuage, château» on est en Allemagne nazie, «Un jour à Alep» nous emmène en France occupée puis à New York, et «Conversation piece, 1945», dans cette même ville, revient sur l'Allemagne et la guerre. L'humour somptueux qui souvent irrigue ces textes ne cache pas la douleur qu'ils charrient. Une douleur née des épreuves de l'émigration — à quoi mon histoire familiale me rend à jamais hypersensible —, et qui nourrit une colère froide mais féroce contre les Bruns autant que les Rouges. Mais en même temps cette douleur, chez Nabokov, semble inhérente à l'existence. La félicité elle-même peut faire mal :


...et Pilgram sentit qu'il y avait quelque chose de presque effrayant dans la plénitude de ce bonheur immense qui se penchait vers lui comme une montagne.


Ou bien :


Plus nos nouveaux rapports semblaient heureux, plus je sentais grandir au fond de moi un courant de tristesse poignante, mais je ne cessais de me dire que c'était une caractéristique intrinsèque de toute vraie félicité.


Cependant, ce qui porte ces textes à l'incandescence, c'est surtout l'extrême densité de cette prose constellée d'images étonnantes mais si justes (une rue mouillée rappelant le corps d'un phoque, une phalène cognant le plafond comme si elle embrassait son ombre, la montagne ci-dessus, etc. etc...), c'est ce va-et-vient constant entre détails minuscules et visions immenses, comme dans ce passage sidérant que je note in extenso, pour tenter de mieux le comprendre, en vain :


...mais, un soir, comme je la reconduisais chez elle, une réflexion étrange qu'elle avait faite me poussa à me pencher vers elle en riant et à effleurer ses cheveux d'un baiser — et, bien sûr, nous connaissons tous la déflagration aveuglante provoquée par le simple fait de ramasser une petite poupée sur le plancher d'une maison qu'on avait pris soin de ranger avant de partir : le soldat dans l'affaire n'entend rien ; pour lui, ce n'est que l'expansion extatique, sans bruit et sans limite, de ce qui avait été pendant sa vie une lumière grosse comme la pointe d'une épingle au centre obscur de son être. Et, à vrai dire, la raison qui nous fait penser à la mort en termes célestes c'est que le firmament visible, surtout la nuit (au-dessus de notre Paris plongé dans le black-out, avec les arcades lugubres de son boulevard Exelmans et l'incessant gargouillis alpin de ses latrines désolées), est le symbole le plus adéquat et omniprésent de cette vaste explosion silencieuse.


Vaste explosion silencieuse aussi chez le lecteur. Toutes ces pages ont fait monter en moi une foule de commentaires d'une telle pertinence, d'une telle évidence que j'ai cru superflu de les noter. Nabokov m'avait rendu intelligent !

Trois semaines plus tard, devant l'écran, plus rien. Mon intelligence n'aura pas vécu plus longtemps qu'un papillon...


«Un billet doux plié en deux.» Jules Renard
Pille les pétales et les pistils.

*


Coïncidence : le Simenon de derrière les fagots que je m'offre ce mois-ci, Le petit homme d'Arkhangelsk, a pour héros un fils d'émigré russe ! Mais le mot héros ne convient guère. Le petit homme en question, bouquiniste en province, est un personnage terne, effacé, «poussiéreux et solitaire». Sa seule particularité, à savoir son origine, il s'efforce de la faire oublier, pour être accepté par ses voisins — avec succès pendant longtemps. Oui mais...

Il est mal marié avec une jeune femme qui le trompe et s'enfuit avec le trésor de l'homme : une fabuleuse collection de timbres. L'auteur lie habilement les deux traumatismes :


Soudain, le départ de Gina détruisait cet équilibre, acquis à force d'obstination, avec la même brutalité que la révolution, autrefois, avait éparpillé les siens.


(Pas sûr que cela soit grammaticalement correct, mais quelle importance ? À la première lecture, je n'y ai vu que du feu.)

Non seulement elle l'a trahi et dépouillé, mais il est accusé de l'avoir tuée. À cause d'un minuscule mensonge, faille infime, tout s'écroule, tout se retourne contre lui, le voilà devenu un paria et ce roman très simenonien, par delà le thème éternel du rejet de l'étranger, finit par prendre des allures de cauchemar à la Kafka.

C'est en même temps le portrait d'une espèce de saint, «l'être le plus inoffensif de la terre», qui n'en veut pas à celle qui lui a fait tant de mal, au point qu'il persiste à l'aimer. C'est là qu'on pourrait faire un reproche au livre : cet amour n'est pas expliqué, pas vraisemblable. Mais justement, il n'en est que plus mystérieux, plus émouvant et cette apparente faiblesse est peut-être, en fin de compte, ce que le livre a de plus beau.


Pas autant que de romans...
Hommage au maître en 1994.

*


Franck Venaille (1936-2018), «l'une des voix majeures de la poésie contemporaine», selon la 4e de couv. Des amis ont encensé devant moi L'enfant rouge, paru l'automne dernier au Mercure de France, où il raconte son enfance juste après la guerre. Personnages : les parents (le père communiste, belle figure de rebelle), le Parti (au temps de sa splendeur, avant les désillusions), un merle (moqueur et fraternel, sifflant l'Internationale) et le XIe arrondissement de Paris (populaire alors, aujourd'hui boboïsé, méconnaissable). C'est de la prose, une prose à la fois compacte (un seul bloc, sans alinéas) et souple (dérivant au fil des associations d'idées).


Je vous dois cette confidence : traverser ce quartier fait remonter en moi une longue intimité avec, non pas la mort, mais cette mélancolie qui m'empêche de vivre pleinement. Le temps du communisme, ah ! vous me faites rire. Mensonge. Mensonge. Mensonge. Falsifications en tous genres. Souviens-toi, lui dit l'enfant, tu manifestais contre la «sale guerre». Tu défilais. Ridgway go home. Ô souvenirs, vous êtes lourds à porter. Cela avance doucement mais pour construire une barricade avec l'asphalte du Faubourg, ses pavés, son histoire, une bonne forme physique est nécessaire. Je ne souhaite pas faire l'apologie de la pelle qui creuse et ramasse. Seulement établir un constat : les doigts, l'un après l'autre, éclatent. Du sang et des blessures aux mains surgissent. On a parlé de la station Reuilly-Diderot. Il ne s'y est rien passé (pudeur et goût de la provocation familiale mêlées). Moi-de-onze-ans ne s'assied jamais plus aux places réservées aux femmes enceintes. Il les tient à distance.


Et ainsi de suite. Est-il besoin de le dire ? Pas tout capté. M'étant cramponné jusqu'au bout des cent pages sans jamais accrocher vraiment, je ne veux pas pour autant détourner qui que ce soit de cet Enfant rouge, alors passons à la suite.

Musique !


Il en reste encore quelques-uns, des coins comme ça.
11e arrondissement de Paris.

*


Jean-Pierre Martin est bien connu ici pour ses divers essais et ses romans, dont deux largement autobiographiques — sa vie n'est-elle pas un vrai roman ? «Adepte des existences réinventées et des moi provisoires», il fut d'abord militant d'extrême gauche au point de travailler en usine après 68 (cf. Le laminoir), puis il fut baba cool en Auvergne (d'où Sabots suédois) avant de se métamorphoser en prof de fac à quarante ans. En attendant le récit de cette troisième époque, voici une nouvelle tranche de sa vie, non pas chronologique mais thématique : Real book, sous-titré autopianographie. JPM a une relation ancienne et passionnelle avec le piano, qu'il songea même à pratiquer en professionnel, catégorie jazz. Real book ? On nomme ainsi un recueil de standards connu de tous les jazzistes.

Ses lecteurs le savent, c'est un virtuose du récit de soi, qui allie avec aisance l'auto-ironie et l'émotion. À quoi s'ajoute ici une délectation, une griserie rappelant celle du musicien qui improvise. Il enfile et file les métaphores, pastiche à tout va, frappe les formules comme des accords. On ne trouve pas seulement ici — les pianistes-écrivains étant rares — certaines des plus belles pages consacrées au piano de jazz ; l'écriture elle-même est imbibée de musique, portée par son mouvement.

Qui dit passion dit violence et sentiments contraires, amour et haine, voluptés et souffrances :


La fréquentation quotidienne d'un piano est épuisante et tragique. Elle consume une existence. À quoi bon ? se demande un être lucide. (...)

Il y a une folie du piano. Il y a un tragique du piano. Le piano, c'est la démesure à portée de main. (...)

Le piano n'est pas fait pour moi, il me dépasse et me dévore, mais je suis fait pour lui.


En lisant un livre, je note les passages que je souhaite recopier dans ces Brèves — en général, cinq ou six au plus. Dans Real book, une quinzaine ! Que choisir ? Comment ne pas citer ce chorus très jazzy jusque dans sa façon de bouger :


Le piano est une folie, il rend fou, il sauve aussi de la folie, c'était mon cas, il était ma folie homéopathique, je l'approchais pour me guérir un peu, pour fuir le réel, et quand il me prenait trop de mon temps, quand il me happait, quand il me cannibalisait, je me protégeais, je ne voulais pas devenir tout à fait fou, je ne voulais pas vivre le martyre, un martyre inutile, du reste, et après une courte période de travail pianistique intense je faisais tout à coup une période d'abstinence, je revenais à la vie, au culte de la vie immédiate, culte que j'évoquais sans doute par impuissance, tenant à me démarquer, à l'opposé de tous les artistes, d'une postulation sacrificielle à l'égard de laquelle j'affichais mon refus et presque mon dégoût.


Et cette belle remarque sur le piano-bar, perçu comme


un dehors possible, une exposition adoucie et feutrée, un état intermédiaire entre l'espace intime de ma pratique, cet entretien infini avec moi-même, et le concert auquel je ne prétendais nullement accéder.


Yes, man, that's a real book.


Où est passé le piano ?
Le pianiste, seul.

*


Question cinéma, quel beau mois !

D'abord, deux retours vers un passé bien-aimé :

Un Rohmer de 1972, L'amour l'après-midi, jamais revu depuis. Rohmerissime, cette histoire d'un homme tenté par une femme et retournant à la sienne. Et indémodable. Seuls les vêtements ont pris de l'âge. Un peu effacé, le protagoniste ? Sans doute, et c'est bien ainsi : il n'est qu'un œil fasciné, tel le faune de Mallarmé, devant qui défilent nymphes et déesses.

D'Agnès Varda qui vient de nous quitter, Cléo de 5 à 7, antérieur de dix ans et lui aussi hors du temps. Je le vois pour la troisième fois, il a curieusement bougé au fil des ans : les scènes finales avec le soldat dragueur me semblaient un peu fausses, les voilà parfaitement justes et délicates ; Cléo était moins agaçante au début et moins émouvante à la fin, j'avais moins bien senti sa progression ; et pourquoi suis-je tellement plus ému aujourd'hui par la déchirante chanson «Sans toi» ?

Zouzou dans le Rohmer et Corinne Marchand dans le Varda, plus belles que jamais. Étais-je donc myope jadis ?


1962, quelle grande année...
Cléo de 5 à 7, le tournage.

*


Trois films récents :

Grâce à Dieu de François Ozon, où les anciennes victimes d'un prêtre pédophile se mobilisent contre le silence de l'Église. On retrouve là le meilleur du cinéma politique américain : scénario solide, bien documenté, sans concession ni manichéisme non plus, acteurs solides aussi, mais qu'il est rude, ce film ! Quand on n'a pas vécu cela soi-même, comment imaginer que cela puisse dévaster à ce point une vie entière...

Green Book de Peter Farrelly, où un pianiste noir et son chauffeur blanc affrontent ensemble le racisme du Sud profond. Ils s'affrontent aussi mutuellement, car tout les sépare (le Noir cultivé, riche, hautain, le Blanc pauvre et plouc). Un peu feelgood movie, ce Green Book, mais subtil tout de même, attachant et salubre lui aussi.

La favorite, de Yorgos Lanthimos, où deux femmes redoutables, au XVIIIe siècle, se disputent la faveur, voire les faveurs de la reine d'Angleterre. Je n'avais encore vu aucun film du jeune trublion grec. Celui-ci, porté par trois formidables actrices, est d'une cruauté, d'une invention et d'une splendeur visuelle éblouissantes.


Manque la reine Anne, Olivia Colman.
Emma Stone, Rachel Weisz

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Tous les mois, j'ajoute ici un petit commentaire sur l'actualité, qui ne changera rien à rien mais qui me défoule. À moins que le spectacle ne devienne trop désolant. Ce mois-ci, quelle tristesse... Violents jaunes contre violents bleus, match nul 0-0. La planète qui se détériore lentement sous les coups des grands industriels. Un gouvernement de plus en plus décomplexé qui détricote nos institutions démocratiques. Tout cela dans l'indifférence du plus grand nombre, alors qu'il suffirait qu'une majorité de citoyens se réveille pour mener nos dirigeants par le bout du nez dans le bon sens. Une majorité intelligente, c'est tellement rare...

Jacques Julliard dans Le Monde : «Chaque fois que je me retrouve dans une majorité, je me demande quelle connerie j'ai faite.»


...au grand mouvement révolutionnaire.
L'Arabie Saoudite apporte son soutien...

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En mai, retour du quatuor Pagès, Roubaud, Nadeau et Nabokov, plus Devaux, Deguy, Galzy, Louys, Brosse et Ortlieb.













SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)



1


La culture de la poésie n'est jamais plus désirable qu'aux époques pendant lesquelles, par suite d'un excès d'égoïsme et de calcul, l'accumulation des matériaux de la vie extérieure dépasse le pouvoir que nous avons de les assimiler aux lois intérieures de la nature humaine.



2


Le discours tenu sur les choses fait partie intégrante des choses.








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