POUÊT-POUÊT


Ils arrivent sans arrêt dans ma boîte à messages. Plus de deux par jour en moyenne. Je ne sais comment ils m'ont repéré ; l'un d'eux a dû filer mon adresse mail aux autres. Chacun a sa petite boutique, mais ils se serrent les coudes, se refilant même certaines infos et commentaires. Il y a là Santé Nature Innovation de Jean-Marc Dupuis, Santé Corps Esprit de Xavier Bazin, IPSN — Alertes Santé d'Augustin de Livois, Pure Santé (Les idées claires sur la santé naturelle) de Florent Cavaler et Gabriel Combris, l'Association Santé Naturelle de Guillaume Chopin, la Lettre du Professeur Joyeux, la Lettre du Dr Willem. La petite confrérie de la santé parallèle. (Tiens, pas de femmes ?)

Tous tiennent à peu près le même discours. Comment éviter le cancer, Alzheimer, l'arthrose, la dépression, l'insomnie, comment ne pas grossir, ne pas vieillir. On dévoile les secrets de populations lointaines riches en centenaires. On annonce, à grands coups de superlatifs, une flopée de remèdes-miracle («une nouvelle méthode encore quasiment inconnue en France», «la découverte fabuleuse du Dr X»...), on prône toutes sortes de médecines alternatives, l'hypnose, les plantes bien sûr et les huiles essentielles qui en découlent, le propolis, le thym, la valériane, le perce-neige, la bile de vache, l'asclépiade, le ginkgo. On nous dit quoi manger : l'ail, l'oignon, le citron, le chou, éternels compagnons, les fruits et légumes, surtout si colorés, mais aussi la patate douce, le curcuma — pas n'importe lequel — et cette merveille méconnue qu'est le jus de betterave. Des aliments miracle défilent : maca, nopal, acaï, algue klamath, graines d'ucurum, baies de goji, dont la première vertu est l'exotisme. (L'un des conseillers susnommés les accueille avec scepticisme, il est vrai.)

La position de ces messieurs vis-à-vis de la médecine officielle est ambiguë. S'ils reconnaissent à l'occasion ses réussites et la nécessité d'y recourir dans certains cas, ils s'attardent avant tout sur la brutalité des ses traitements, de leurs effets secondaires et sur ses échecs. L'un des sites nous rapporte perfidement qu'en 1999, en Israël, les médecins se sont mis en grève pendant trois mois, et que pendant ce laps les décès ont diminué de moitié.

Si ce déluge d'annonces m'accable un peu, si je ne me sens pas la force de tout lire (j'y userais ma santé), si ce que je lis m'agace plus d'une fois dans sa forme, le végétarien écolo que je suis depuis tant d'années accueille ces informations avec intérêt, et se laisse même doucement influencer. Les modes alimentaires changent : dans ma jeunesse les œufs avaient mauvaise presse, le gras était l'ennemi, les voilà réhabilités solennellement et c'est le gluten qui joue le rôle du méchant ; les produits laitiers, stars déchues, font grise mine et la banane rit jaune, tandis que les oméga 3, inconnus à l'époque, se pavanent comme des stars. Et moi, food fashion victim, je me plie docilement aux nouvelles tendances, dont je ne me trouve ni mieux ni plus mal.

Ma foi végétarienne ne m'aveugle pas tout à fait. Je vois bien que l'idéal de nos bons apôtres n'est pas uniquement la santé universelle, qu'ils cherchent avant tout à nous fourguer leurs produits faramineux, à l'efficacité hasardeuse. Je suis incapable de contrôler leurs discours soi-disant scientifiques, d'évaluer le sérieux des experts qu'ils convoquent. Eux-mêmes sont contestés. On me dit qu'Augustin de Livois est d'extrême droite et que le professeur Joyeux a des positions réactionnaires sur la contraception ; la presse le traîne dans la boue, le disant opposé à la vaccination — alors qu'il ne rejette en rien tous les vaccins : il dénonce l'imposition à tous les Français d'un vaccin scandaleusement plus cher que le précédent et potentiellement dangereux.

La presse la plus sérieuse diffame donc le professeur, que l'Ordre des médecins dans la foulée a tenté de radier. Les dangers du nouveau vaccin sont formellement contestés par d'éminents spécialistes reconnus par les plus hautes institutions. Lorsque les média se penchent, l'air dégoûté, sur les sites de santé naturelle, je ne reconnais rien : ces messieurs qui me semblaient plutôt sympathiques et globalement sensés m'apparaissent en charlots ou en charlatans, tantôt naïfs zozos, tantôt margoulins rusés refilant du perlimpinpin à des bobos gogos, quand on ne les déguise pas en dangereux gourous.

Je serais curieux de savoir combien d'entre nous les écoutent, ces trublions. Beaucoup de monde assurément. De plus en plus. Une partie de la population est en train d'ouvrir les yeux sur les dangers qui menacent la planète en général et la santé de chacun. La nourriture bio gagne du terrain, les médecines douces grignotent, en douceur comme il se doit, le monopole écrasant des médecines dures. Même si l'on peut être convaincu des bienfaits de l'acupuncture et se résigner, quand vient la grippe, aux antibiotiques du brave médecin de famille («prenez aussi de la tisane si vous voulez, ça ne peut pas faire de mal») ; même si au lieu de se préparer une infusion de mélisse ou de fleur d'oranger on ouvre paresseusement un brick de jus de fruits. (Le jus de fruits, désormais honni par quelques uns, qui l'eût cru ? Le jus de fruits, mon alcool à moi, ma drogue, ça va pas la tête, les gars ?)

Les journalistes font leur boulot — certains d'entre eux — en nous informant des combats surhumains de quelques héros pour faire interdire des médicaments qui tuent : Mediator, Distilbène, Vioxx, Dépakine...

La société commence à bouger, mais pas les gouvernements. Les politiques nous poudrent aux yeux tout en persécutant les herboristes, êtres bienfaisants, comme s'ils propageaient la peste ; quant à nos médecins, le seul mot d'homéopathie rend certains d'entre eux malades, et prêts à flanquer tous les homéopathes à la Santé.

Non que tous les gouvernants soient des sourds coincés dans leur bulle ; ils voudraient bien, peut-être, nous faire plaisir, mais ils doivent obéir à leurs patrons : les banques, les grandes compagnies, maîtresses du monde, et parmi elles les grands monstres pharmaceutiques, Bayer, Pfizer, Novartis, Sanofi, Merck — Big Pharma, comme les ont baptisés ces défenseurs de la médecine naturelle.

Certains autres ces jours-ci s'attaquent avec violence au roitelet qui nous gouverne et à ses serviteurs, ignorant Big Pharma et les autres seigneurs plus puissants que le roi, comme le taureau qui encorne le chiffon rouge sans voir celui qui l'agite ; comme si, croyant tuer Louis XVI, ils ne faisaient que lyncher ses valets. Leurs aboiements menaçants couvriront toujours le bêlement pacifique des écolos. Or l'environnement, la plupart des aboyeurs s'en tamponnent : c'est moi d'abord, tout de suite, et que l'avenir de la planète aille se faire foutre.

Les brebis cependant ne se laissent pas abattre. David continue d'affronter les Goliath de la finance, de l'industrie et de l'administration. La presse — globalement détestée par les aboyeurs — persiste à faire son boulot. Sur FR3, il y a deux ans, Pièces à conviction. Jean-Yves Le Heuzey, grand cardiologue, président de la Société française de cardiologie, grassement payé par les laboratoires Boehringer. Il a poussé à l'accréditation d'un nouveau médicament dangereux, le Pradaxa. Un journaliste le poursuit dans les couloirs d'un colloque, le presse de questions. Le digne professeur finit par lui répondre : Pouêt-pouêt.

Ce n'est qu'un pourri parmi des milliers d'autres, dira-t-on, mais ce personnage médiocre, par la grâce de deux syllabes imbéciles, accède soudain à la dignité de symbole, d'archétype. La réponse de ses maîtres à nos doléances, à nos arguments imparables, presque toujours emballée dans des belles paroles venteuses, voilà qu'il la résume, ce génie inconnu, avec une pureté éclatante. Et il suscite du même coup en moi, non moins éclatante, une haine qu'aucune tisane ne saurait calmer. Ma rage impuissante s'épanouit en fantasmes idiots. Je lui annonce qu'il est viré de son poste de président.

— Non ! S'il vous plaît ! Non !

Que les labos cessent de lui verser des pots-de-vin.

— Non ! Pas ça ! Je vous en supplie ! Je vous paierai ! Combien voulez-vous ?

— Pouêt-pouêt.


...ce qui est bon.
Ils savent, eux...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°184 en février 2019)