Si je me souviens à peine de cette chasse à courre — la seule à quoi j'aie assisté —, c'est que nous n'avons rien vu. Nous avons dû la suivre en voiture, à l'orée des bois, guidés par de lointaines sonneries. La seule image qui me reste, c'est la toute fin, la curée. Tout le monde est rassemblé autour de la bête morte, un grand cerf : les chasseurs en habit rouge, sonneurs de trompe au premier rang ; un peu en retrait, les spectateurs, manants que nous sommes ; les chiens tenus en laisse aboyant comme des enragés, tandis que face à eux un écuyer les excite, agitant lentement la tête de l'animal qu'il tient par les cors. Au signal, l'homme soulève son trophée, découvrant les bas morceaux du cadavre cachés dessous et les chiens se ruent sur l'aubaine — de grands chiens superbes, qui bientôt s'éloignent sans un regard pour nous, un bout de boyau dans la gueule.
Cela date de ma petite enfance. Quelques années plus tard, j'ai été le témoin d'une chasse d'un autre genre. L'un de mes oncles avait acheté une maison en Sologne et s'était lié avec les hommes du village. Ils devaient être quatre ou cinq ce matin-là, fusil en bandoulière, gibecière sur la hanche, chacun avec son chien. Il faisait un froid de loup qui ajoutait à l'intensité de la scène. Mes cousines et moi, n'étant pas admis dans l'aventure, sommes restés près des maisons tandis que les hommes s'éloignaient en silence, à pas lents, vers la forêt. Dans les heures qui suivirent il y eut quelques coups de feu, et quelques faisans de moins sous les futaies. Nous en avons rapporté un chez nous, qu'il a fallu manger avec précaution — il avait sûrement gardé des petits plombs dans le corps pour nous casser une dent, le salaud.
Plus tard encore, adolescent, aux arènes d'Arles, j'ai assisté à une corrida. Là encore, en fait de souvenirs, je n'ai que des bribes, des flashs. Sur la bande son, un aficionado assis à côté qui commente les événements doctement, expliquant pourquoi le taureau n'est pas bien cadré (il prononce cuadré, à l'espagnole) ; côté image, une seule, celle de l'homme et de l'animal face à face, immobiles après mille virevoltes, l'un noir, soufflant, sanglant, l'autre rutilant dans son costume à paillettes, droit comme une épée, trépignant pour exciter la bête qui n'en peut plus.
Mes souvenirs sont vagues, mais une chose est sûre : je n'ai guère éprouvé de compassion pour le cerf, le faisan ou le taureau. Ces trois meurtres n'ont suscité en moi aucune gêne. Je suis devenu végétarien ensuite pour d'autres raisons que le respect de la vie animale. Lorsque j'ai rencontré mon copain Alain Paris, dix ans après nos études communes, et qu'il s'est mis à tirer sur les chasseurs (en paroles) avec violence, je ne les ai certes pas défendus, mais je crois bien avoir trouvé la diatribe un peu excessive. C'est progressivement, insensiblement, que j'ai commencé à comprendre le prix d'une vie — celle de certains animaux valant bien celle de certains hommes — et à pouvoir imaginer la souffrance d'un être, humain ou non.
Aujourd'hui, pas question pour moi de fréquenter chasses à courre, battues solognotes ou boucheries arlésiennes. Par réprobation morale, dégoût viscéral, certes, mais peut-être aussi afin de fuir un vieux reste de fascination. Quand on me sollicite sur Internet pour signer des pétitions contre la chasse ou la corrida, je signe évidemment, mais si l'une ou l'autre était interdite, ma satisfaction ne masquerait pas totalement un vague malaise, l'impression que quelque chose va manquer. Dans un sens je comprends les chasseurs, ce désir, ce presque besoin de tuer que nous cachons tous en nous, plus ou moins développé, plus facile à réprimer que le désir sexuel, mais jamais totalement étouffé. Je vois bien aussi que la chasse, loin d'être une simple affaire de pulsion individuelle, est un rituel qui nous relie à nos semblables en même temps qu'à nos ancêtres. Il y a une parcelle de sacré dans ces vestiges d'autres époques, et l'Église ne s'y trompe pas, qui aujourd'hui encore bénit à tour de bras corridas et chasses en tous genres, accueillant les nemrods aux messes annuelles de la Saint-Hubert — avec François d'Assise enfermé dans la sacristie, où ses cris indignés sont couverts par le vacarme des trompes. Les nobles massacreurs de cerfs ne m'inspirent aucune sympathie, mais le son du cor au fond des bois me fera vibrer jusqu'à la fin de mes jours ; le cérémonial des arènes, si odieux soit-il, et parfois même ridicule sur les bords, m'impressionne encore malgré moi ; et croisant parfois des chasseurs, naguère, lors de mes lointaines virées cyclistes, ma colère s'est teintée d'une ombre de compassion, comme si je rencontrais là, tout au bout de l'automne, errant sous un ciel gris mélancolique, les ultimes survivants d'une espèce révolue. Une réincarnation de pithécanthropes.
Et puis si la littérature tauromachique et cynégétique peut paraître un peu faisandée parfois, des écrivains que j'aime décrivent la chasse avec tant d'amour et de talent ! Nul n'a aimé les bêtes autant que Jules Renard, par ailleurs chasseur compulsif, Jules et Renard se livrant en lui une bataille sans fin ; et aujourd'hui encore, l'un de mes auteurs grecs favoris apparaît divisé de la même cruelle façon. Tout cela est bien compliqué.
J'ai appris l'autre jour — d'où cette page, peut-être — la mort de mon copain Alain Paris. Je ne l'avais pas revu depuis quarante ans, alors que je pensais souvent à lui. Ce qui m'a empêché de le revoir, c'est sans doute la crainte que sa ferveur animalière, qui peu à peu m'a gagné, ne se soit dégonflée de son côté. J'ai eu tort. À deux, peut-être, nous aurions pu accomplir ce que je n'ai pas osé faire seul : passant à vélo devant les chasseurs aux visages de brutes, lancer d'une voix claironnante aux animaux des environs : Planquez-vous les amis ! Voilà les tueurs !
Une volée de chevrotines est vite arrivée. Écolos oui, mais pas héros. Alain, mon vieux, tu crois qu'on aurait eu l'audace ?
Noblesse de l'animal... |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°183 en janvier 2019)