Je les ai longtemps bien aimées, je crois, ces vacances d'été à Menton avec mes parents. Pourtant c'était la Côte d'Azur, mais le petit ado que je fus craignait moins que moi la chaleur et la foule. À vrai dire, la foule ne me gênait pas trop. Ma mémoire a gardé de Menton des images plutôt paisibles : les balades sur le Cap Martin où nous résidions, le soir à la nuit tombante, entre les grandes villas tranquilles ; le golf miniature où nous allions tous les jours mon père et moi, à l'ombre de beaux palmiers ; les jardins des Colombières, de l'autre côté, sur les hauteurs, somnolents, mystérieux ; et cet ancien palace, lui aussi au-dessus de la ville, immense et délabré, converti en maison de retraite, où un ami de mon grand-père terminait sa vie parmi d'autres émigrés russes, ultimes survivants de l'armée du tsar.
Menton, dernière station avant l'Italie, avait un petit air de bout du monde. La frontière passait au sommet de la montagne dominant la ville, qui vue de nos fenêtres barrait l'horizon. Un tas de cailloux, sans la moindre verdure, ni la moindre apparence de sentier. Ce dépouillement me fascinait. Plusieurs fois j'ai dit à ma mère que cette montagne me narguait et que j'étais bien décidé à l'escalader un jour. J'y ai cru pendant ces cinq années mentonnaises et ne l'ai jamais fait. Je me suis borné, comme les autres — mes parents, leurs amis M. et leurs enfants, que nous retrouvions tous les étés ponctuellement — à me tremper dans la mer, sur la même plage de galets, une ou deux fois par jour, en arrivant même à croire que j'aimais ça, alors qu'au fond ces gentilles vacances m'ennuyaient.
C'était il y a plus d'un demi-siècle. J'ai revu les lieux il y a vingt ans, sans nostalgie ni tendresse. Si l'océan breton de mon enfance me manque de façon lancinante, je peux merveilleusement bien me passer de la Côte d'Azur. Mes souvenirs mentonnais se sont rendormis doucement. Or voilà soudain que l'actualité les réveille. Les gazettes nous l'annoncent : Menton est menacée ! Et tout le pays ! L'ennemi est à la frontière ! Non, ce ne sont plus les redoutables soldats italiens qui déboulent, plume au papeau, mais un agresseur autrement dangereux : des hordes sans uniforme, des immigrés, va-nu-pieds, crève-la-faim. Des malheureux qui viennent faire à notre place les travaux qui nous rebutent, repeupler notre pays vieillissant, nous apporter un peu de sang frais, enfin — oui mais tout le monde ne voit pas les choses ainsi. Une puissante armée bleu-blanc-rouge sonne le clairon contre l'envahisseur ; ceux dont les pères jadis offrirent leur trouduc aux Allemands repartent au combat contre un ennemi plus à leur mesure. Sauront-ils l'arrêter, celui-là du moins ?
J'imagine mon tas de cailloux au-dessus de la ville, autrefois désert, aujourd'hui grouillant : les clandestins qui escaladent l'autre versant, furtifs ; côté français, des patrouilles d'argousins qui les attendent avec des chiens. Je me demande s'il y a dans la ville en bas une seule personne prise de compassion pour ces intrus et prête à leur porter secours : la population de la Côte d'Azur, on la connaît. Mais plus au nord, dans la montagne, où d'habitude les âmes prennent de la hauteur, il s'est trouvé une poignée d'êtres dotés de sentiments humains. Ils ont aidé ces réfugiés, offrant à boire, à manger, un toit pour la nuit, des chaussures. Nos gendarmes les ont arrêtés, nos juges les ont condamnés. Dire ce qu'on en pense tomberait sous le coup de la loi. Ces juges mériteraient les peines qu'ils infligent en toute impunité, mais peu importe que ces personnages soient ou non personnellement punis. L'essentiel est qu'un jour les justes des montagnes soient honorés par la nation, tandis que les crimes de leurs bourreaux seront reconnus comme tels. Il n'est jamais trop tard pour se racheter, madame Marianne. Cela mettrait un peu de baume au cœur du fils d'immigré que je suis, et qui a bien du mal, parfois, à se sentir français. Je ne vivrai pas assez longtemps, hélas. Est-ce la vieillesse qui pèse ainsi sur mes épaules, ou la honte ?
Les Colombières. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°182 en décembre 2018)