MAUVAIS BUVEUR


Une amie m'a dit l'autre jour : C'est drôle, de tous les gens que je fréquente, tu es le seul à ne pas boire !

La langue française aussi est drôle : pour elle, en l'occurrence, boire c'est boire de l'alcool, comme si les autres boissons comptaient pour du beurre. Et en effet, parmi tous les breuvages, l'alcool détient une place à part, la plus haute. Dans nos magazines, des experts dissertent sur le pinard avec un raffinement, un lyrisme qui me laissent rêveur. Et le cognac... Cet ami de mes parents jadis qui réchauffait longuement le verre ballonné entre ses mains, puis humait son ambroisie, la moustache frémissante, c'était religieux en même temps qu'érotique. Le bon vin réjouit le cœur de l'homme, disait déjà la Bible je crois, et moi, face de carême, qui ne sais pas me joindre au cercle des joyeux buveurs, qui ne partage pas leurs délicates voluptés, je suis tenté de voir en moi un mauvais joueur, un rustre, un être incomplet, ignorant certains plaisirs fondamentaux. Un frigide. Un puceau.

Oui, je l'avoue, jamais je ne me suis soûlé. J'ai longtemps envisagé de le faire, curieux de voir moi aussi ce que ça donne, avant de me défiler le moment venu, à tous les coups. Je me justifie en prétextant le refus d'un bien-être artificiel, la volonté de ne devoir mon ivresse qu'à moi-même, en toute lucidité, mais ces nobles raisons ne cachent peut-être que la peur de l'âge adulte, de la bonne biture qui ferait enfin de moi un homme, un vrai.

Ne dramatisons pas : l'amie en question tolère gentiment ma différence, et quant à mes autres relations, mon handicap n'a jamais entraîné le moindre ostracisme. D'autant que je ne suis pas le seul dans mon cas : les abstinents auraient même tendance à essaimer. D'ailleurs je bois un peu moi aussi, parfois, au dîner, en présence d'amis, comme l'étranger soucieux de se conformer aux usages locaux, ou comme l'alien dans je ne sais plus quel film, qui feignait de manger pour qu'on le croie humain. Ma gorgée de vin n'est pas désagréable. Ça pique légèrement, c'est tout. Pendant un temps, je m'offrais même une lampée de porto après le repas certains soirs. Je ne le fais plus, l'envie m'a passé je ne sais comment, et c'est cela qui m'inquiète un peu : cet amenuisement de ma gourmandise, cet appauvrissement.

Au fil des ans j'ai abandonné toute une série de boissons pourtant aimées. Vers mes dix-huit ans, je carburais au lait-fraise, mixture qui aujourd'hui me flanquerait la nausée. Le lait pur lui-même, désormais, me semble insupportablement gras et lourd.

Le café m'a longtemps tenu compagnie. Après le bac au Quartier Latin, puis plus tard au lycée, quelques années encore, j'ai aimé le rituel d'après déjeuner, le petit noir au comptoir qui requinquait pour tout l'après-midi. M'apercevant que j'étais devenu son esclave, j'ai arrêté, me condamnant pour la vie à des milieux de journée somnolents. Je m'en suis pourtant offert une tasse quelques années plus tard, à Trìkala ou Làrissa, je ne sais plus, et ce café grec ce jour-là m'a paru tellement sublime que j'ai décidé d'en rester là pour toujours.

Puisqu'on parle de Grèce : au début des années 80 cette fois encore, à la fin de l'hiver, dans une rue de Thessalonique à la nuit tombée, j'ai rencontré un marchand de salep. C'est une boisson traditionnelle à base de tubercules d'orchidée, presque disparue de nos jours. Boire ce liquide épais, brûlant, au goût étrange, c'était une espèce de rituel, de communion. C'était la Grèce qui m'accueillait, m'intronisait, me transmettait un secret encore indéchiffrable. Je ne reverrai jamais le vieux marchand de salep, et cela est bon ; je veux croire que c'était le dernier de tous et refuse d'écouter ceux qui m'assurent du contraire : boire le salep une seconde fois, ce serait dévaluer, profaner ce moment unique.

Ma drogue actuelle, depuis des dizaines d'années, c'est les jus de fruits. Je me presse des agrumes le matin et l'après-midi je déguste des jus du commerce, qu'on trouve en quantité et variété croissantes. Quelle douce ivresse, en les dégustant, à la pensée de tout ce qu'ils m'apportent en vitamines et autres substances bienfaisantes, oui mais voilà que les sites de santé naturelle, qui pullulent ces derniers temps, m'envoient des messages alarmants : elles sont dangereuses elles aussi, ces boissons charmeuses ! Trop de sucre !

Même dans celles estampillées «sans sucres ajoutés» ?

Même.

Il faudrait donc réduire ma consommation ?

Il faut.

Les sites en question regorgent d'études sur une foule de plantes miraculeuses. Il y en a pour toutes les maladies. Je m'imagine réduisant ma ration de jus d'orange, converti peu à peu aux infusions, apprenant à distinguer leurs innombrables vertus, à goûter leurs diverses amertumes, de moins en moins masquées par des doses décroissantes de miel, et à bannir enfin tout édulcorant. Je me vois d'avance, nourri de mes seules tisanes, encore amaigri, réduit à l'essentiel ; puis, peut-être, tant que j'y suis, abandonnant ces boissons un peu frivoles tout de même pour le terme du voyage : l'eau pure. Et lorsqu'elle-même en viendra à me tourner la tête, il sera temps de tout quitter.


Lieu et date inconnus.
SALEPI ORTSINAL (sic)


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°181 en novembre 2018)