AVEC TON GRAND CHAPEAU


Pour aller travailler, au début des années 50, mon père mettait son chapeau. Je ne me souviens plus quand il l'a rangé au placard. Dans mes souvenirs de petite enfance, tous les messieurs portent un chapeau, et en quelques années tous les chapeaux ou presque ont disparu. Je ne sais pourquoi ; je n'ai jamais rien lu sur ce curieux phénomène.

Pendant plusieurs années encore, aux vacances, mon père s'est coiffé d'une casquette, toute simple, blanche à courte visière, comme celle des coureurs cyclistes de l'époque. Le timide soleil breton justifiait-il qu'on se protège la tête ? Il n'était pas utilitaire, ce couvre-chef, il avait une solennité cachée, quelque chose de rituel, de glorieux — surtout lorsque mon père, sur la nationale, au volant de notre 203 bleue, pied au plancher, dépassait une autre voiture en frôlant le 90, ma mère et moi penchés en avant comme lui tels les Bobet et les Kübler du Tour de France.

Pendant les dizaines d'années qui ont suivi, et ce jusqu'à la mort de mon père, je le revois tête nue — ou peut-être avais-je cessé de le regarder, le considérant désormais comme un simple mortel ? Il n'a jamais cessé d'employer l'expression consacrée, «Je lui tire mon chapeau», mais c'était là un acte machinal, une survivance fatiguée. Quand il a été grand-père, l'un de ses petits-fils a dit, voyant dans la cave un vieux chapeau de paille, «Ça, c'est son chapeau de quand il était cow-boy», mais non, mon enfant, ton grand-père n'a pas connu le Far West, et ce n'était même pas à lui, ce chapeau de jardinier : mon père ne travaillait plus au jardin depuis longtemps.

Mon grand-père maternel, lui, le directeur des poids et mesures, arbora plus longtemps que mon père, jusqu'à sa retraite au début des années 60, un de ces chapeaux qu'on qualifie improprement de mous : le sien, gris perle, plutôt rigide, avait de la tenue, de l'allure, un air distingué qu'accroissait encore sa légère désuétude.

Mous, les chapeaux ? Dans notre langue, c'est vrai, le mot «chapeau» a quelque chose de gras et pesant, et en russe — chliàpa — c'est encore pire. Une vraie diarrhée sonore. En argot, d'ailleurs, si je me souviens bien, les Russes qualifient de chliàpa un être mollasson, veule, nul. C'est tristement méconnaître le pouvoir mystérieux du chapeau. Dont je suis bien placé pour parler.

D'où venait-il donc, ce chapeau, en 1965, l'été de mes dix-sept ans, en Normandie chez mes amis Gombec ? Apparu un jour, disparu le lendemain. L'arrière-plan du souvenir est très vague. Nous sommes (je crois) dans une voiture décapotable (celle de leur oncle Luc ?) et le chapeau passe de main en main, de tête en tête. Après l'avoir porté un instant, Jess me le tend : un petit chapeau noir, plutôt classe, en feutre souple, doux au toucher, léger, que je mets sur ma tête — et là, soudain, le souvenir se précise, aveuglant. D'un seul coup je suis un autre : un type à l'aise dans sa peau, souple et léger lui aussi, comme si les vertus du chapeau avaient irradié en moi. Je me sens beau, pour la première fois de ma vie ! (Il n'y en aura pas beaucoup d'autres.) Ce chapeau qui soudain me distingue, c'est une sorte de couronne. Nous marchons dans la rue, j'attire les regards. Il émane de moi une lumière. La curiosité des passants — un chapeau d'homme sur la tête d'un ado ! — m'apparaît comme une marque d'admiration fervente. Puis je repasse le chapeau magique à Jess ou quelqu'un d'autre, je m'éteins, retourne en moi-même, le carrosse redevient citrouille.

Le second chapeau magique de ma vie, c'est une toute autre histoire. Vingt ans après, désormais père de famille, je raconte une histoire à mes enfants tous les soirs. Une histoire que j'invente en improvisant. Exercice périlleux, je ne suis pas romancier, je ne sais raconter que les petites choses de ma vie, alors je me fais aider par le chapeau. C'est un haut-de-forme de la catégorie dite chapeau-claque, tout vieux, poussiéreux, abîmé. Centenaire sans doute, retraité depuis des lustres, il a médité longuement dans des greniers, servant de déguisement parfois lors de fêtes enfantines où il a dû tendre l'oreille. Sans lui, je ne m'en sortirais pas. Il faut qu'il soit sur ma tête pour que les histoires cachées en lui descendent en moi. Par la grâce de ce chapeau, je ne cesse pas d'être un père, mais en même temps je deviens quelque chose de plus, le célébrant d'une espèce de rite — n'est-il pas, ce moment de l'histoire du soir, ce qui se passe de plus essentiel dans la journée entre mes enfants et moi ?

Ils ont grandi. J'ai rangé le chapeau. Il est toujours là aujourd'hui, dans cette pièce où j'écris, perché au sommet d'une des bibliothèques, si déglingué qu'on n'ose plus le toucher. Souvenir muet de ce que je fus. Le don d'inventer des histoires m'a déserté. Je suis de nouveau moi-même, là encore.

Le chapeau reviendra-t-il un jour à la mode ? Rien ne le laisse croire pour l'instant. C'est mieux ainsi : le chapeau dont certains hommes s'affublent aujourd'hui leur donne un petit air excentrique, forcé, m'as-tu-vu, déplaisant le plus souvent. Quant à ce que les hommes en uniforme se collent sur le crâne, ces casquettes et autres képis donneraient l'air abruti à Einstein en personne.

Du côté des femmes également, le chapeau n'a plus la cote, et là aussi je m'en réjouis, pour d'autres raisons. Les intégristes de l'Islam l'ont bien vu : montrer sa chevelure, c'est déjà s'offrir. J'aime regarder les cheveux des femmes, je leur suis éperdument reconnaissant de ne pas raser cela aussi — pour l'instant. En même temps l'apparition d'un joli petit chapeau est rendue plus précieuse encore par sa rareté. Le voile ou le foulard, très peu pour moi, mais je pourrais tomber amoureux d'une femme, en hiver, du seul fait qu'elle porte un de ces petits bonnets tricotés, qui rien que de les voir vous donnent chaud. Quant aux grands chapeaux comme autrefois, sous le soleil d'été... Une phrase me revient parfois, qu'André Dhôtel a mise en exergue à l'un de ses plus beaux romans, L'azur :


Tu m'as crevé le cœur avec ton grand chapeau.


Je ne vois pas son visage, à cette jeune femme, je vois seulement le bleu du ciel derrière elle, la lumière autour d'elle comme une auréole, tandis que je me répète cette phrase douloureuse et pourtant si douce, plusieurs fois, comme une formule magique, un mantra, une prière.


On ne voit que du bleu...
Tu nous dilates le cœur avec ton grand chapeau.


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°179 en septembre 2018)