MAUDITS MOTS DU MATIN


C'est l'heure où l'on émerge des eaux du sommeil sur une terre encore marécageuse. Ce matin-là, ma tête pleine d'une soupe vaseuse où nagent des poissons informes, fins de rêve qui s'effilochent et embryons de débuts de pensée, j'entends une voix qui dit :

Plus une histoire vide

Une voix pas très forte mais claire, même si le sens est obscur. M'annonce-t-elle la disparition de ces histoires ? Ou m'enjoint-elle de les faire disparaître ? Ou serait-ce qu'une histoire s'ajoute ? S'ajoute à quoi ? À moins qu'on ait omis un mot : plus une histoire est vide, plus... plus quoi ?

Un instant plus tard :

C'est lourd aussi

Même voix, même ton, comme pour énoncer une évidence. Plus tard encore :

Et pas dit qu'elle rentrerait

Aucun rapport, dans les trois cas, avec ma réalité du moment. Aucun rapport non plus entre les trois phrases.

Les matins suivants, ça continue. Presque tous les matins.

Longues distances

Bleu du ciel

Ombrageux

Édulcorant

Il y a trois 120

Non, pas 320, la voix a marqué une pause infime entre trois et cent-vingt. Cette fois je la comprends mieux. Mais cent-vingt quoi, et pourquoi cent-vingt, et pourquoi trois ? Je patauge toujours autant. Et cela ne s'arrange pas.

I, OU, P

Je ne laissais pas ça

Comme nous connaissons des pilotes

Laisse tomber, me dit une voix de ma conscience. Ne perds pas ton temps avec ces déchets dépareillés, ces ratés d'une cervelle surmenée, ces excréments de l'esprit !

Pourtant, ces débris, je les note. De même que je note mes rêves. Après tout, il s'agit là d'une espèce de rêves, sans images, réduits à la bande-son ; une espèce plus pauvre sans doute, mais rendue précieuse par sa rareté. Ce qui m'arrive là me semble unique, je n'ai rien lu là-dessus nulle part, je ne connais personne qui ait vécu ça. À moins que le phénomène soit jugé par tous trop négligeable pour qu'on le raconte ?

Un sujet minuscule, à ma mesure, voilà qui me convient.

Je note tout scrupuleusement, au jour le jour, sans tarder, car ces mots-fantômes, ces mots-nuages s'effacent vite.

Est-ce dû à l'intérêt que je leur porte ? Les étrangetés se multiplient :

Café Farrell

Tailleur varlopé

Gorgée de la belle chambre

L'échanson de Kaelbel

Kaelbel, un footballeur des années 50. De quelles abysses remonté, celui-là ? Il y a là de quoi être, oui,

Complètement sidéré

J'ai lu Freud, j'en suis imprégné à vie, je n'oublie jamais qu'il y a en moi, dans mes caves, hors de ma vue, un enfermé qui s'efforce de sortir ou de se faire entendre. D'habitude il se manifeste par des rêves, des actes manqués, des lapsus. C'est lui, là, qui s'agite, qui m'envoie ses messages névrotiquement brouillés, maladroits dirait-on, subtilement codés en fait, chefs-d'œuvre de camouflage. Mais pourquoi de cette façon insolite, inorthodoxe ?

Je recueille, je classe, je m'efforce, sinon de décrypter, du moins d'analyser son langage, sa façon tordue de dire les choses.

Vingtième quatre

ça veut dire le 20 avril.

Donner des tons

c'est donner de la voix, hausser le ton.

La langue, il la bouscule aussi en créant ses propres mots.

Rafistologie

Archivique

Margarinite

Perpédzouiller

Joli, ce mot-valise : être un pedzouille à perpétuité. Doué, le bonhomme.

Je note aussi des emprunts à d'autres langues :

Pordòsako

En grec, sac à pets.

Brigadier Lévy, aman' !

Les Grecs ont pris aux Turcs cet aman' qui veut dire hélas.

Mais

Tagien de quadroni

ça vient d'où ?

Mon inconnu a l'oreille musicale, il a un faible pour les énoncés bien balancés, les rimes genre comptine :

C'est Michel qui m'a fait am'ner l'chat

doit se prononcé scandé, en trois parties de trois syllabes chacune.

Guilleri guillerou

Timelitiou timelitiou

Sivertude et Silistin

Les ulmereaux et les uhlans

Ce que j'entends certains jours est carrément somptueux :

Que tout change que tout illumine

Ma parole, il a lu Novalis et Hölderlin, le connard ! Ce matin-là en est tout illuminé.

Il a lu ce que moi j'ai lu. Je l'ai appelé l'inconnu, mais en fait il est moi, et même, sans doute, plus profondément moi que moi ! Ce qui me trouble de plus en plus : non content de me projeter des films toutes les nuits, cette fois il me parle, il s'adresse à moi directement. Être pris à partie par soi-même !

Je te serre avec mes deux autres

J'hésite, alors tu me la notes

Mais qu'est-ce qu'il me veut ? Je ne connais même pas son état d'esprit. Parfois il m'apparaît plutôt rigolard, moqueur sur les bords, lui qui joue avec moi en me lançant ses devinettes. Il me dit une fois que tout ça

Ce n'est qu'un petit clin d'œil

Oui, mais en même temps j'ai l'impression d'une insistance accrue, d'une impatience, comme s'il forçait la dose pour se faire entendre, agacé par ma surdité, ma lourdeur.

Les messages se font souvent plus longs, plus délirants.

Rue de la vieille treille polonaise

J'ai été mangé aux fourmis déclare l'oligarque

Trois messages le même jour :

Humain du lendemain

Haguin

Du four et du moulin

Comment lire ces rimes obstinées ? Musiquette gentillette, ou appel, exaspération, véhémence ?

Un autre matin à l'aube, six appels :

Il y a huit heures d'elle

(il faut que je la réveille à huit heures)

Où vas-tu raille

La maison fistonne

Le chasnagret

La téléssionne

Je bougonne

Y a des spasmes à l'hôpital

Une autre fois il en bégaie, de rage peut-être, ou d'impuissance :

Et...et... et...autre clause

On dirait qu'il veut qu'on en finisse :

Le temps venu de se séparer ferme

Tous aux barrières

Assez perdu la tête

On dirait même qu'il menace :

Ça fonctionne, le gibet ?

Carole me dit gentiment que je ferais bien d'aller voir un psy.

Mais on dirait que ça s'essouffle. Lassitude, tristesse ? Les derniers messages, pitoyables :

Ressorti d'enfants

Conodière

(endroit propice aux conneries ?)

Paracheux

(parachute foireux ?)

Puis plus rien.

La vague a reflué. Une partie de moi s'est rendormie. L'autre en moi s'est recroquevillé, il se tait, il boude. C'est clair, je l'ai déçu. Rien compris. Pas à la hauteur, une fois de plus.


Assez perdu la tête...
Paracheux.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°178 en juillet 2018)