Il était beau, mon premier pupitre. Mes parents, me mettant au violon, l'avaient sorti de la cave où il dormait depuis des lustres : grand, plus grand que moi quand on lui haussait le cou, tout en bois verni, un vrai bijou de famille. Il accueillit mes fausses notes et mes grincements, jusqu'à mes dix-huit ans, avec un beau stoïcisme, à moins qu'il ne fût sourd. Je ne l'ai jamais aimé. Ni même détesté d'ailleurs. Il était purement utilitaire. Comme transparent, malgré son volume et son poids.
J'arrêtai le massacre quelque temps pour cause d'études supérieures, puis replongeai. Je m'acharnai longtemps. La musique était ma drogue, mon salut. N'habitant plus chez mes parents, je m'offris un pupitre perso. Pliant, pratique, moderne, en métal argenté, il me servait quotidiennement à la maison et je le trimballais lors des petits concerts de notre groupe de musique ancienne, avec le tas de partitions, la vièle à archet, les flûtes à bec et le cromorne. Mon dieu que c'était lourd. Comme il a dû souffrir, le petit nouveau, alors que face à lui je m'escrimais laborieusement. Lorsque j'ai enfin baissé les bras, voyant la vanité de mes pauvres efforts pour séduire la musique, je ne sais même pas ce que l'humble serviteur est devenu.
Les années ont passé. J'aime toujours autant madame Musique, mais de loin, comme une déesse inaccessible. Les musiciens m'inspirent une admiration éperdue. Ils sont dans le secret des Muses, faits d'une plus riche étoffe que moi, je m'y suis résigné. Mais voilà qu'un miracle s'est produit : le traducteur que je suis désormais, personnage gris et subalterne, plus proche de la terre que du ciel, côtoie de nouveau les demi-dieux ! Un musicien grec, puis quelques autres, me proposent de les accompagner : avant qu'ils chantent la chanson ou le poème dans leur langue, je lis ma version française. Soyez bénis, Nikòlas, Elèni et Kalliroï, Katerìna, Ouranìa et Marìa, Marìa et Chrìstos... Me voici face au public avec eux, assis sur le côté, juste un peu en retrait, car je sais rester à ma place, n'empêche : je fais partie de l'équipe. Au salut final, ils me font signe de les rejoindre et nous nous tenons par la main. Quelle éclatante revanche ! C'est vertigineux.
Les premières fois, j'emprunte un pupitre, il y en a toujours un qui traîne. Mais les concerts se multiplient, l'affaire devient sérieuse. Un jour, ayant failli ne pas en trouver, je me dis : et si je m'en achetais un ? — Allons donc, me réponds-je, tu te prends pour qui ? Pour un musicien ?
C'est vrai, rien de moins anodin qu'une telle acquisition. On ne peut être musicien sans pupitre ; en avoir un à soi, c'est arborer les insignes de la profession ; le pupitre est au musicien ce que le sceptre est au roi. Voilà pourquoi j'hésite longuement devant le poids symbolique de la chose. Carole, informée du projet, se moque gentiment de ma prétention. Mais c'est inéluctable : un beau jour, j'entre dans la grande boutique de Paul Peucher, intimidé comme dans une église ou une maison de plaisir, émerveillé comme un enfant dans les entrepôts du Père Noël. Derrière tout un tas d'instruments rutilants, au fond du magasin, voici le coin des pupitres. Je craignais soudain qu'il n'y en ait pas.
De retour à la maison, je le déballe et le regarde. Il n'a strictement rien d'extraordinaire, tous sont faits sur le même modèle, on dirait celui d'il y a quarante ans, mais c'est comme si je voyais un pupitre pour la première fois. Mince et léger comme un coureur de fond, dépouillé, réduit à l'essentiel, mais en même temps complexe : je peux régler l'écartement de ses pieds, la hauteur de son corps, l'inclinaison de sa tête. Raide en apparence, mais d'une souplesse admirable. Seule différence avec celui d'autrefois : je l'ai choisi noir, comme un habit de soirée.
Nous n'en sommes encore qu'à nos débuts : je ne connais pas encore la hauteur idéale, je tâtonne, je m'embrouille en dépliant et repliant sa tête, je n'aurai sans doute jamais, en le manipulant, l'aisance blasée des musiciens. Ce que j'accepte. Malgré mes menues maladresses, nous sommes devenus tout de suite amis. Posé entre le public et moi, c'est moi qu'il regarde, levant les yeux vers moi, et sa sollicitude me touche. Je ne vois pas en lui un serviteur, notre travail commun est un compagnonnage. Nous formons un tout, lui et moi. Il m'aide en me soufflant mes mots. Il est le tableau de bord de mon cockpit. Il me protège, créant autour de moi une petite bulle, sans pour autant me couper du monde — au contraire : il forme un balcon où je m'accoude pour mieux voir.
Parfois la petite salle reste éclairée, le public est là, bien visible, je pourrais presque le toucher par dessus la petite barrière de métal, et cela est bon ; parfois aussi, dans les théâtres — et c'est plus doux encore —, on éteint la salle qui devient noire, nuit étoilée, vide peuplé par une grande masse vague d'où montent des rires, des applaudissements, des silences encore plus grisants, et c'est alors, face au gouffre, qu'il me plaît le plus d'avoir avec moi cette présence familière, ce garde-fou : le pupitre.
Je ne lui ai pas donné de nom, je ne lui parle pas, chose curieuse, alors que je nomme et interpelle mes vélos, ces autres amis mécaniques. Cette nouvelle relation serait-elle plus superficielle ? Ou au contraire, plus profonde, au-delà du langage ? J'aime comme le bon pain les virées cyclistes dans les forêts d'Île-de-France, mais le pupitre est associé à une expérience plus intense, à un bonheur plus précieux, celui du traducteur à qui l'on offre enfin la plus belle des récompenses : entendre et faire entendre ses mots, la musique de ses mots. Marchant sur place derrière mon petit guide immobile, je vais — nous allons — bien plus loin que Rambouillet, Montfort-l'Amaury ou Pontoise ; ce voyage-là qui m'est donné sur le tard, c'est peut-être le plus grand, le plus beau de tous.
C'est pourtant simple : les grandes tiges en haut, les petites en bas... |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°177 en juin 2018)