LÉGIONNAIRE


Ça m'a pris vers 2010, au début de la crise grecque. À Nantes, un certain Luc Douillard, grand défenseur des justes causes, combattant admirable, pas Grec du tout mais solidaire d'un pays martyr, vient de créer un site nommé Je suis grec. Façon de parler, bien sûr, mais l'idée me vient de prendre l'expression au mot, d'acquérir la nationalité grecque pour de vrai. Comment mieux dire à mes amis de là-bas que je bataille à leur côté ?

Je crois naïvement que ce sera facile : les candidats ne doivent pas se bousculer. Un ami poète haut placé me garantit que c'est dans la poche et me dirige vers le consulat de Grèce à Paris.

— Avez-vous séjourné en Grèce ? demande le consul.

— Jamais plus d'un mois.

— Avez-vous un lien de parenté avec des Grecs ?

— Euh... On dit qu'une de mes arrière-grand-mères, en Ukraine, était grecque.

— Eh bien c'est très simple : vous me fournissez les papiers d'identité de votre arrière-grand-mère, de votre grand-mère, de votre père, les vôtres, et je vous naturalise tous !

Je dois expliquer au consul que je ne sais pratiquement rien de mon ancêtre, que la Russie alors a connu des années agitées, que les papiers de la présumée Grecque ont disparu.

— Dans ce cas, conclut finement le consul, il vous reste une solution : devenir l'ami du Président de la République...

Je ris poliment. Je comprends soudain l'ampleur démesurée de la tâche.

Quelques mois plus tard, de passage à Athènes, je réunis comme d'habitude quelques poètes pour dîner. Quand j'arrive à la taverne, l'un d'eux me glisse à l'oreille :

— Il faut que tu appelles N., c'est urgent.

N., autre poète.

Micel, me dit N. au téléphone, le président de la République veut te voir.

— Ah ! la bonne blague, réponds-je.

— Si, c'est vrai ! Je ne te l'ai pas dit, je le connais, il m'a parlé de toi.

— Mais je pars après-demain, et demain j'ai des tas de...

— Il t'attend au palais présidentiel demain matin à neuf heures.

Exécution. À l'heure dite, le président m'accueille dans son bureau immense aux murs couverts de livres et d'icônes. Il parle un excellent français ; il a enseigné le droit à Paris. L'un de ses étudiants s'appelait Macron, mais nous parlerons d'autre chose. Il apprécie mon travail, dit-il, et pour saluer mes efforts il me remettra une médaille. En octobre prochain, je serai Commandeur de la Légion d'honneur.

L'émotion ne me fait pas oublier mon idée fixe. À la fin de l'entretien, j'avance ma requête : je veux devenir grec.

— Le consul se trompe, dit-il, c'est le ministre de l'Intérieur qui décide, mais j'appuierai votre demande, comptez sur moi.

Je ressors tout flageolant. Moi, commandeur ! Et sans doute bientôt grec !

Les semaines et les mois passent. La cérémonie, remise une fois, deux fois, plein de fois, est enfin fixée au début avril.

La Grèce, si fauchée soit-elle, nous a payé le voyage à Carole et à moi, en classe affaires. Rien que cela, c'est exorbitant. Nous voyageons avec les grands et les riches, pour la première fois et sans doute la dernière. Nous avons laissé Paris baignant dans l'hiver, en Grèce le printemps se déploie déjà. Les rues autour du palais présidentiel, tout embaumées d'odeurs florales, sont bloquées par des CRS, et ils sont venus exprès pour nous. Nicola Crocetti, traducteur-éditeur italien et moi-même sommes les deux premiers étrangers à recevoir la fameuse médaille. Dans la grande salle, outre nos invités, il y a un militaire en grand uniforme, des officiels, des photographes, des journalistes, des caméras, l'huissier annonce «Le Président de la République !» et le président fait son entrée. J'ai perdu ma cravate il y a quarante ans, mais j'ai sorti le costard du placard. On y plante la rosette. Elle est bleue. La médaille aussi, d'un beau bleu sombre. Feu roulant de déclics photographiques. Je lis mon spitch, que je fignolais depuis des mois. J'aurais tant de monde à remercier, mais je me limite à cinq personnes : le président, naturellement ; deux de mes professeurs qui ont beaucoup compté pour moi, Chrìstos Papàzoglou et Còstas Dimàdis ; Carole plus que les autres encore, qui rame chaque jour à mes côtés ; et Hiraklis, l'ami des premières années, qui n'est plus de ce monde.

Une fort belle cérémonie, solennelle mais sans excès, joyeuse. Un genre de fiançailles avec la Grèce, en attendant les noces : dans quelques semaines, me promet-on, je serai grec. Mais le moment le plus émouvant, ce fut peut-être la veille. Car j'ai rencontré hier, pour la première fois, la femme et la fille d'Hiraklis.

Nous avons passé deux heures ensemble sur une petite place tranquille dans le bas du très doux quartier de Pagràti. Dìmitra ne s'est jamais remariée. Katerìna a vingt-deux ans. Les regardant l'une et l'autre je n'arrivais pas à y croire. J'attendais ce moment depuis la mort d'Hiraklis il y a quinze ans. Comme elles ne pouvaient pas venir à la cérémonie le lendemain, je leur ai lu le passage où je salue trop brièvement le disparu. J'ai raconté en détail ici même l'an dernier, dans une «Lettre à Hiraklis Papalèxis», ce que je lui dois, ce que la Grèce lui doit, et c'est vrai, il me manque toujours.

Quand j'ai relevé les yeux, sur le visage si beau de sa fille j'ai vu couler une larme. Je lui ai dit de ne pas pleurer, sinon comment pourrais-je contenir les miennes ?



Tellement plus attirant que le rouge tape-à-l'œil français...
Un beau bleu — presque le bleu de Sèvres.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°176 en mai 2018)