SPLENDEUR TERRIBLE


Robert Linhart, pendant des années, ne fut pour moi qu'un nom. L'auteur d'un livre paru dans les années 70, et rien d'autre. Comment se fait-il que j'aie voulu le lire, ce livre, pendant quarante ans, mais sans jamais me décider à l'ouvrir ? Pourtant le sujet me touche de près : L'établi raconte l'expérience de l'auteur, l'un de ces jeunes militants de gauche qui peu après 68 allèrent s'établir, comme on disait alors, en usine. Il passa un an dans l'une des pires taules de l'époque, chez ce salopard de Citroën ; épreuve horrible, livre admirable, qui m'a remué, dont j'ai parlé ici.

Non, je ne suis pas allé comme ces gars-là au charbon, je n'ai même pas milité en 68 ou peu après, mais j'ai deux ou trois amis qui sont passés par là, que j'aime et que j'estime, et dont le parcours n'a cessé de me hanter depuis. Ils ne m'ont jamais parlé de Robert Linhart, qu'ils auraient dû normalement fréquenter. Son livre ne dit pratiquement rien de lui. Il a fallu celui de sa fille pour qu'il prenne chair enfin.

Virginie Linhart, Le jour où mon père s'est tu, récit paru en 2008. Sur la photo de couverture, un peu floue, c'est lui peu après l'année d'usine, barbu, un bébé chien dans les bras, avec sa fille petiote encore et des montagnes douces derrière eux. On pourrait croire qu'après l'épisode ouvrier l'homme a viré baba cool en Ardèche, comme d'autres, mais pas du tout. Le livre de sa fille (et Google en complément) font apparaître un personnage différent. Fabuleux. Normalien brillantissime, il fait partie des disciples d'Althusser, auquel il restera fidèle mordicus y compris lorsque le maître aura étranglé sa femme ; il fonde en 66 et dirige l'UJC (ml), groupuscule d'étudiants d'extrême gauche, dits «marxistes-léninistes», lesquels quittent alors l'Union des jeunesses communistes, jugées trop proches du PCF trop mou ; grand orateur, grand charmeur, les lendemains chantent pour le jeune surdoué ; dans l'exaltation prérévolutionnaire d'alors il déploie une activité frénétique, multiplie journées d'action et nuits blanches, et juste avant 68 il craque. Pendant les événements il est en cure de sommeil, émerge après la bataille, entre à l'usine comme d'autres évangélisent, échoue à soulever les masses ; repéré, viré, il entame une décennie militante, plutôt heureuse apparemment ; il voyage, est invité en Chine, s'émerveille naïvement, écrit de là-bas des lettres à la femme aimée, un peu cucul les lettres, notre homme s'humanise ; L'établi, écrit presque dix ans après les faits, attire l'attention sur lui, il publie un autre livre, et là, en 1981, tandis que la France élit un président de gauche enfin, rechute brutale, tentative de suicide. On ne sait trop pourquoi. Il s'en sort pour se replier, s'enfermer dans le silence. La bouche d'or va rester muette pendant vingt-cinq ans. 2005 : nouveau coup de théâtre. Le zombie sort de son mutisme, on ne sait trop pourquoi non plus. Il retrouve ses facultés, reprend une carrière d'enseignant, mais les gouffres anciens restent béants. Diagnostiqué bipolaire, il alterne les moments d'exaltation maladive et les trous noirs, surnage grâce aux médocs. Il n'a que soixante-quatorze ans aujourd'hui, mais je suis étonné de le savoir encore de ce monde, comme s'il n'était plus totalement vivant.

Dans son livre, le peu qu'il montre de lui fait entrevoir un garçon humain, généreux, sympathique. Dans celui de sa fille — exempt de toute rancœur comme de toute adoration béate — on découvre un autre homme, sectaire, cassant, arrogant. Sur les rares photos qu'on trouve de lui, il n'a jamais le même visage.

Il me fascine, Robert Linhart. Elle me terrifie, cette pathologie de l'esprit, la même que chez Althusser : le cerveau tournant à une vitesse folle, l'intelligence menant à la démence, les facultés censées nous aider à comprendre et mieux vivre nous entraînant vers l'auto-destruction. Affreuses aussi, toutes les souffrances mentales qu'il a dû endurer sa vie durant.

Mais ce qui me trouble aussi dans cette histoire, bêtement, c'est un détail infime : j'apprends dans le livre de sa fille — passionnant de bout en bout, parfois déchirant — que Robert Linhart, avant de réussir le prestigieux concours que j'allais rater cinq ans plus tard, est passé par la même khâgne que moi. Il a bûché comme un dingue dans la même sombre salle d'étude, avec les vieux casiers délabrés sur le mur du fond. L'un d'eux, défoncé, le fut-il par un coup de pied rageur du jeune rebelle ? C'est donc bien vrai, certains de mes profs ont eu pour élève Robert Linhart ? Je ne comprends pas pourquoi cela me paraît si incroyable. Après tout, il y en a eu d'autres là-bas, des types aujourd'hui plus célèbres que lui, j'ai même côtoyé BHL en personne, que peut-on rêver de plus glamour ? Mais voilà, Robert Linhart est fait d'une autre matière, mystérieuse, radioactive. Je n'ai guère envie de rencontrer le vieillard qu'il est devenu, mais je donnerais cher pour le voir là-bas, il y a un demi-siècle, prenant la parole pendant un cours, tranchant, rayonnant, aveuglant, du temps de sa splendeur terrible.

Mes années de khâgne, au fil des ans, sont restées pour moi vivantes, familières, peu à peu colorées d'une étrange douceur. Et là, soudain, le passage de Robert Linhart a cassé la magie, ou précipité du moins une cassure latente. Je ne suis plus là-bas. Je nous regarde et me regarde du dehors. Ce petit jeune homme besogneux, là, ce n'est plus moi, mais le figurant obscur d'un événement vaguement historique. Et l'on dirait que nous sommes déjà tous morts.


Floue comme les autres.
L'une des rares photos...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°175 en avril 2018)