— T'entends ? T'entends ?
Oui, je l'entends toujours, Filadieu, bientôt soixante ans après. Il répétait sa litanie insolite, sans raison apparente, avec un terrible accent du sud-ouest. Il devait être un peu simplet. Du moins nous le pensions, nous la soixantaine de garçons réunis à la fin de l'été, quelque part en Savoie, dans une colo pédagogique pour élèves en difficulté.
Ça m'est revenu l'autre jour en rouvrant Le petit Chose. Je devais l'avoir lu cette année-là, et quand j'ai dit à Filadieu que c'était une histoire affreusement triste, il m'a répondu Mais nong, c'est l'histoireu d'un enfang... Il n'avait rien capté, le pauvre. Les autres se moquaient de lui sans méchanceté ; comme il venait de Castres, on lui demandait s'il était Castrais. Au moment du départ, il fut salué par un sonore ADIEU, FILADIEU !!!
Qu'est-il devenu plus tard, le malheureux ?
Je n'ai jamais repensé à ces trois semaines d'école supplémentaire sans qu'elles me flanquent le bourdon. Et pas seulement à cause de ces Alpes du Nord sinistres que je hais depuis toujours. Pendant les cours, tous les matins, une telle concentration de cancres ou de besogneux avait de quoi vous déprimer. Je me souviens des corrigés de dictée, des soupirs accablés du prof. Certains faisaient jusqu'à cinquante fautes. Il y avait en cinquième un garçon de dix-sept ans. (Je dois reconnaître que le gaillard, baraqué, faisant plus encore que son âge, semblait insolemment heureux de vivre.)
Moi, la cinquième, j'allais y entrer à bientôt douze ans, l'âge normal, et seule une légère faiblesse en maths, qui ravivait l'éternelle angoisse de mes parents, m'avait valu cette punition incongrue. Je détonnais violemment dans le paysage. Mon premier devoir de français, lu en classe, fut accueilli par un silence ébloui saluant un nouveau Mozart, mais le respect profond que j'y gagnai me laissa un goût doux-amer. Borgne parmi les aveugles, je n'étais pas dupe.
À vrai dire, nous n'étions pas trop à plaindre au Val d'Oly. Les autres garçons de mon âge ne m'ont pas laissé de mauvais souvenirs, les braves moniteurs non plus, qui nous apprenaient les chansons rituelles, Si tu vas au ciel, bien avant moi, Fais-y un p'tit trou Et tire-moi par là... Les grands de quinze ans et plus, logés dans un autre chalet, étaient comme des géants lointains, inaccessibles, et malgré leur nullité scolaire, prestigieux.
Ce qui m'a le plus marqué, ce furent les derniers jours, que je passai à écouter un garçon un peu plus âgé (treize ans ?) dont j'ai oublié le nom et le visage, mais pas les paroles. Il me racontait que les garçons et les filles à partir de douze ans faisaient tout naturellement l'amour, et que lui-même passait des heures sublimes avec sa copine dans un hamac. Il décrivait le balancement du nid d'amour. Je voyais s'entrouvrir, avec un étonnement immense, un nouveau monde. La fin de l'enfance commençait.
Elle s'éloigna encore, l'enfance, quelques jours plus tard. Pendant mon séjour dans ces fichues montagnes, mon grand-père avait discrètement quitté ce monde, à l'âge que j'ai aujourd'hui. Mes parents, venus me chercher à la gare, ont attendu pour me l'annoncer que nous arrivions à la maison, mais en voyant mon père marcher devant moi dans la rue, sombre, voûté soudain, j'avais déjà presque deviné.
Quant aux délices promises par mon déniaiseur — il était tout maigre, ça me revient, il devait se branler frénétiquement —, la suite de ma vie les confina longtemps, avec une cruauté obstinée, dans le domaine des rêves fous.
Je n'ai jamais aimé m'attarder sur cette fin d'été 59, mais à cause du Petit Chose et de feu Filadieu la revoilà, de nouveaux détails surgissent, des noms, des visages, des scènes. Les patronymes bizarres de certains garçons, Alla, Rana, Magadoux, Safadi, Bop... L'infirmière était une blonde nommée Christine à qui j'ai écrit à mon retour, elle n'a pas répondu, enfin quel intérêt tout ça, à quoi perds-tu ton temps pauvre nouille, mais déjà la caméra mentale reprend son travelling à la recherche de quelqu'un d'autre, d'un personnage important, curieusement effacé, le voici : le directeur, M. Lombard.
Il n'a pas de visage lui non plus. Jeune encore, sûrement : son fils est un tout petit garçon. Monsieur le directeur mange la soupe avec nous au réfectoire avec sa femme et leur enfant. Il assure l'un des cours lui-même — je crois. Ce qui me reste de lui, c'est l'après-dîner, certains soirs : les garçons se rassemblent dehors pour écouter en cercle l'un d'eux, un volontaire, qui fait un bref exposé sur le sujet de son choix. On appelle ça le forum. Les cours, c'est au programme, c'est utilitaire, mais le forum, ça va plus loin. M. Lombard n'y est pas obligé. Il le fait par pure conviction. Après l'exposé, il commente, et il y met une insistance, une ardeur comme pour traverser les années jusqu'à moi. Il nous exhorte, il veut nous rendre meilleurs. Il y croit, M. Lombard. Il n'a pas fondé cette école seulement pour gagner sa vie.
Une belle vie d'homme, ça se travaille dès maintenant, garçons !
Non, j'invente, j'ai oublié ses mots, je reconstitue la scène, avec nous les garçons en cercle autour de lui, un peu penauds devant nos faiblesses, mais émus, pleins de bonnes résolutions jusqu'au lendemain, l'âme bien propre, et c'est exaltant comme le dimanche matin à l'église. On dirait un roman boy-scout, genre Signe de piste, on pourrait croire que je ricane, mais non, à peine. Je voudrais soudain le retrouver, cet homme, l'interroger, ou à défaut son fils, ou ses petits-enfants — car s'il n'est pas centenaire il doit se trouver là-haut désormais, chargé des pauvres en esprit, leur faisant la classe pour l'éternité. Je sais bien, il serait sûrement trop catho, trop conservateur pour mon goût, certains de ses propos me gêneraient, mais justement : il est promu ici représentant, porte-drapeau d'une famille d'hommes rencontrés tout au long de ma vie, plus ou moins réacs certes, invectivant ce que je respecte et respectant ce que j'invective, mais généreux, pleins de bonne volonté, croyant qu'on peut faire progresser l'espèce — des hommes qu'on aime ou qu'on voudrait aimer. Pédagogues le plus souvent, mais pas toujours : parmi ces ombres dont je peine à retrouver les visages, qui commencent à se mélanger un peu, pour finir il y a aussi mon père, évidemment, toujours lui, avec sa grande bonté et ses idées parfois terribles. Qui a dit que nos parents n'étaient pas éternels ?
Monts inaccessibles. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°173 en février 2018)