Adolescent, dans les années 60, j'ai vécu dans l'ombre des Gombec. C'était une famille catho, les six enfants étudiaient dans des boîtes religieuses, vouvoyaient leur mère et leur oncle officier de marine, mais il y avait chez eux en même temps une touche de fantaisie, de bohème incongrue qui me fascinait. J'étais tout le temps fourré chez eux, à Paris où ils habitaient près de l'église d'Auteuil ou dans leur maison de famille en Normandie. Je tombai amoureux successivement des deux sœurs, plus âgées que moi, sans jamais oser me déclarer, mais à dire vrai j'étais amoureux de toute la tribu.
Les enfants Gombec, le benjamin mis à part, étaient plus âgés que moi, ce qui ajoutait à leur prestige. L'aîné, je l'ai peu connu ; j'ai surtout fréquenté le petit dernier, mais mon grand ami ces années-là fut le numéro 4, Jean-Arthur, deux ans de plus que moi, grand déconneur et grand charmeur, moins attiré par les études que par les filles — tout le contraire du petit personnage coincé que j'étais.
Le numéro 2, Jean-Manuel, me dépassait de quatre ans — j'étais un gamin et lui un homme. Dans mon souvenir je le vois grand, blond, coiffé un peu comme Le Clézio jeune et plutôt beau gosse comme lui. Il rêvait d'entrer à l'École navale, sur les traces de son oncle, mais sa mauvaise vue l'en empêcha. Il décida de tenter HEC. Pendant son année de prépa je le vis toutes les semaines. Il nous racontait ses cours ; ceux de maths semblaient redoutables, mais ce qui m'impressionna surtout, c'est qu'il apprenait le COBOL, la langue des ordinateurs. Jean-Manuel parlait aux machines !
Il intégra l'école. Je dois dire à sa décharge que là-bas il fréquenta surtout les élèves atypiques, dont deux potes, cinéphiles enragés — ils avaient vu trois fois de suite le même jour La règle du jeu de Renoir, film longtemps invisible qui venait de ressusciter, et tous deux, je crois bien, furent virés de l'école pour manque de travail ou mauvais esprit ou les deux, bravo les gars. Le premier, Jean-Marie Croquet, séduisit Catherine en pérorant sur Cioran et s'incrusta dans le paysage pendant quelques mois ; l'autre, qui se contenta d'une brève roucoulade avec l'autre sœur, je ne l'ai croisé qu'une fois ; on l'appelait Stève, et il tourna plus tard des films remarqués sous son nom complet : Jean-François Stèvenin. C'est Jean-Manuel aussi, me semble-t-il, qui ramena un jour chez les Gombec un grand gaillard blond, moustachu, de belles bottes aux pieds, dont je ne sais plus s'il dessinait déjà dans Pilote : Alexis, l'un des meilleurs bédéastes de ce temps-là, mort un peu plus tard à trente ans.
Mais quand je repense à Jean-Manuel, c'est le 24 août 1965 qui remonte. Nous avions décidé d'aller à pied d'Houvrebec, le fief normand des Gombec, jusqu'à Paris : près de 80 km d'une traite. Nous n'avions aucun entraînement. Nous avons démarré à six heures du matin, lui, son plus jeune frère et moi. Les routes, alors, étaient quasi désertes. Douains, Chaufour, Lommoye... Après 18 km, le petit frère levant le pied, nous nous sommes retrouvés à deux. Saint-Illiers, Boissy-Mauvoisin, Flacourt... Je tenais la cadence, tout fier. Nous discutions d'égal à égal. Arnouville, Jumeauville... La fatigue s'accumulait sournoisement. L'odyssée joyeuse virait en douceur au martyre. Nous avions cessé de parler. Dans la côte après Maule, nous avons tenté de courir un peu pour changer de douleurs, et c'était pire. Arrivés vannés à Crespières, après 55 kilomètres, nous sommes montés dans le car pour Paris.
Notre amour du cinéma, brûlant à l'époque, l'emporta sur nos souffrances ; nous allâmes dans la foulée au Quartier Latin, ce soir-là, voir La dolce vita de Fellini. Seule une telle bourrasque visuelle pouvait nous tenir éveillés. Au retour, l'ascension des quatre étages, marche après marche, jambes raides mortes, fut un chemin de croix filmé au ralenti.
Nous n'avons jamais recommencé. Peu à peu, je ne sais plus trop quand ni comment, je me suis éloigné des Gombec. Sans doute le fallait-il pour devenir adulte. Je ne les voyais déjà presque plus lorsque Jean-Manuel s'est tué en voiture — comme son père vingt ans plus tôt, comme l'un de ses oncles — sur la nationale entre Le Mans et Chartres, avec une fille qu'il avait prise en stop. C'était entre Noël et le Nouvel an, j'ai oublié l'année. 67 ? 68 ? 69 ? Il avait dans les vingt-cinq ans.
Peu après j'ai rêvé de lui. Tu es donc toujours vivant, lui ai-je dit alors qu'il me tendait la main. Il n'a pas répondu. Il me serrait la main, ne la lâchait pas, les yeux fixes, la scène s'éternisait et j'ai compris que je tenais la main d'un mort. Cela s'est passé — je m'en suis rendu compte après coup — deux mois après l'accident, jour pour jour. Et deux mois pile plus tard il est revenu me faire ses adieux, sans un mot là encore, sans m'approcher, sans me regarder, déjà parti, presque effacé.
Jean-Manuel, effacé ? Pas tout à fait. Depuis le début de ce mois de décembre — le mois de sa mort — ces vieilles histoires se réveillent, quelque chose me pousse à les écrire. J'ai beau m'interroger, je ne comprends pas pourquoi. J'ai beau résister, c'est plus fort que moi. C'est bizarre, énervant, idiot, mais un demi-siècle plus tard te revoilà, Jean-Manuel, et là encore tu ne me dis rien, et tu ne veux pas lâcher ma main.
Seul désormais. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°172 en janvier 2018)