VACARME INTERMITTENT


...qu'au-dessus de nous, dans des abîmes vertigineux, au-delà des limites de perception des yeux et de l'imagination...


Ce vertige de l'infini, à quoi fait allusion ici Stanislas Lem dans Solaris, c'est peut-être ce qui me fascine le plus dans ce qu'on appelle Science-Fiction. À l'âge de huit ans, apprenant que l'univers était infini, je fus pris d'une affreuse panique. J'en fus harcelé pendant des mois. J'en pleurais. Malgré mes efforts pour ne pas y penser, l'infini rôdait au fond de moi et finissait par s'engouffrer dans ma conscience. Imaginer les étoiles, ces minuscules poussières, tournant avec une précision terrifiante, par millions, par milliards, c'était déjà trop, mais il y avait pire. Le gamin que j'étais ressentait confusément cette affolante aporie : un univers sans fin est impensable, un univers fini l'est aussi. Au-delà des dernières étoiles, comment peut-il ne rien y avoir ? S'il devait exister une limite spatiale à ce tourbillon sans fin, que trouvait-on au bout ? Une sorte de mur ? Et de l'autre côté du mur ? L'idée d'un vide complet passé la dernière étoile, d'un néant absolu, c'était l'ultime horreur.

Puis, avec le temps, la terreur s'est émoussée. Je me suis bricolé diverses pensées calmantes pour l'apprivoiser, de même que notre planète s'est fabriqué peu à peu une mince atmosphère bleue la protégeant de la nuit qui l'entoure, cette épouvante glaciale infinie. L'idée pour moi la plus apaisante, c'est que l'intelligence humaine est limitée, embryonnaire, incapable de tout comprendre à ce qui l'entoure, qu'à un niveau supérieur au nôtre les notions de fini et d'infini perdent sûrement leur sens, et qu'il est vain de s'angoisser pour des questions à jamais sans réponse.

Une chose m'étonne cependant. J'ai sûrement parlé de cette angoisse-là dans mon enfance à d'autres enfants, et si l'un d'eux m'avait répondu «Ah là là, moi aussi...» je m'en serais souvenu, mais non. Il semble bien que je n'aie jamais rencontré de cas semblable au mien, du moins de la même intensité, autour de moi ou dans les livres. Ce n'est pas possible, on n'est jamais seul à éprouver un sentiment, alors pourquoi ne parle-t-on jamais de celui-ci ? Évidemment il y a l'immense Pascal, avec son célèbre aveu : «Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie». Oui, mais il passe pour un être exceptionnel, un «effrayant génie» a-t-on dit, qui voit ce que ne voient pas les autres, or ce n'est pas mon cas. Et ce qui l'effraie, n'est-ce pas le silence plus que l'infinité ? Un silence qui est celui de Dieu, bien sûr, son refus de nous parler, l'absence de preuves de son existence, ou même, qui sait ? son effroyable absence. Sans doute la foi dévorante du grand mystique était-elle une réponse, un antidote à un doute également dévorant.

Je n'ai jamais, pendant la phase aiguë ou plus tard au fil des ans, considéré cette crise de mon enfance comme un don, la marque d'une lucidité exceptionnelle et admirable, mais plutôt comme une étrange faiblesse, une maladie rare, une déficience de mon système immunitaire psychique, un petit trou dans ma couche d'ozone. L'être à peu près équilibré que je suis devenu n'est pas un visionnaire à la retraite, un Rimbaud de la pensée tôt rangé des voitures, il me rappelle plutôt ces malades stabilisés, à qui la prise régulière de certains médicaments permet de mener une vie normale et somme toute heureuse.

«Le vacarme intermittent du petit coin me rassure.» J'ai fait mienne cette jolie sentence, où Valéry prend le contrepied de Pascal. Ce n'est pas un hasard si la rubrique accueillant la présente page porte le nom de «Journal infime». Les petites choses, qui me détournent des inquiétantes immensités, m'inspirent amour et gratitude. J'aime les événements insignifiants, les personnages obscurs, les objets les plus humbles, les nuances d'un texte les plus fines. J'évite les grands voyages, les aventures éclatantes, je me sens bien au chaud dans ma petite vie et ma petite ville, écrivain mineur, éditeur minuscule. Les astronomes, dont l'esprit s'ébat comme un poisson dans l'eau au milieu des espaces inhumains, m'inspirent la même admiration effrayée que les alpinistes, mais le ciel étoilé, ce gouffre immense qui nous aspire, ne m'effraie guère. Je le vois avec les yeux des bergers anciens, vaste dôme harmonieusement rond, piqueté de petites lumières paisibles qui vous clignent de l'œil.

La science-fiction dans tout ça ?

Bien à l'abri derrière les remparts du château, j'observe par les meurtrières les espaces dangereux du dehors. À cela près que s'il est un point commun entre les divers aspects du genre, c'est moins l'exploration de l'immensité, avec ses équipées interstellaires, que plus généralement la vision de réalités autres, d'un au-delà de notre monde familier, de territoires proches peut-être, mais inconnus. Et c'est là, dans cette foule de mondes parallèles possibles, cette débauche d'imaginaire sans limites, qu'on retrouve l'infini et son vertige. La science-fiction est rarement de tout repos. Elle est démesurée, déraisonnable. Faite pour provoquer le malaise.

À moins qu'elle ne soit, au contraire, une entreprise raisonnable, l'art de jouer avec ce malaise afin de le désamorcer. On ne peut pas l'évacuer, l'ignorer, cet infini qui nous encercle, alors désarmons-le en douceur, en l'accueillant par doses homéopathiques, tel Mithridate s'accoutumant au poison. Comme on regarde le soleil à travers des lunettes fumées. Comme on laisse entrer un peu d'air froid dans la chambre pour mieux respirer.

Oui, c'est un air pur, ces livres-là. Une fenêtre ouverte. Les toiles peintes du quotidien vacillent dans le vent, on aperçoit des choses derrière. Je me revois il y a près de vingt ans dans le RER tout au bout de la ligne, dévorant Philip K. Dick, les dernières pages d'Ubik — l'un des moments les plus intenses de ma vie de lecteur, un malaise pas possible, l'impression que la réalité déraille, qu'on pourrait comme rien devenir fou, et en même temps quelle excitation, quasi électrique ! Vais-je relire Dick les mois prochains ? Je l'ai rarement fait depuis, je traîne, j'ai peur de lui, et pourtant je sais qu'en ouvrant le livre, en me jetant à l'eau, montera en moi une curiosité, une attente, une allégresse, comme si l'on pouvait encore, à mon âge, partir à la découverte.


de l'infini
Une infiniment petite partie...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°171 en décembre 2017)