DISPARUS


Un grand monsieur, François Xavier Jaujard. Traducteur de poésie, éditeur, co-fondateur des Assises d'Arles, juré du prix de traduction poétique Nelly-Sachs, sa vaste culture et sa parole pleine d'aisance impressionnaient le débutant que j'étais. Wikipédia m'apprend qu'il n'avait qu'un an de plus que moi, mais à côté de lui je me sentais petit garçon. Il a fallu qu'un jour, devant lui, j'évoque une mélodie de Duparc ou Chausson pour qu'il s'écrie, haussant le sourcil, «Mais Volkovitch connaît la musique !», me donnant ainsi un commencement d'existence.

Il connaissait tout le monde. Ce qui m'épatait le plus, c'était son carnet d'adresses. Lors de nos réunions, chaque fois que nous devions contacter quelqu'un, il sortait fièrement l'épais cahier débordant de pages et de feuilles volantes où il trouvait presque toujours la personne. Il avait là, disait-il, 400 noms. Prodigieux !

Il est mort à cinquante ans, juste avant l'arrivée d'Internet et ses agendas miraculeux, extensibles à l'infini. Quelques années plus tard, j'ai atteint les 400 adresses moi aussi, avant de dépasser Jaujard de plus en plus largement. J'en suis à 1999 fiches. Pour m'aider à m'y retrouver dans cette masse monstrueuse, l'ordinateur a la bonté de classer les noms dans des catégories que je crée à volonté. J'ai là, entre autres, 230 Grecs ; les 476 volkonautes à qui j'annonce chaque mois par mail que le volkovitch.com nouveau est paru ; les 695 philhellènes inscrits sur ma liste de diffusion, que j'informe des parutions grecques en langue française ; 120 de mes anciens étudiants à Charles V ; 90 de mes anciens élèves de lycée.

Évidemment je ne suis pas intime avec tout le monde. Une bonne partie des noms ne me dit même rien. J'avoue que pour engraisser la bête je triche un peu : il y a là, je le sais, un bon dixième d'adresses périmées que je conserve malgré tout. Je n'efface pas les morts non plus, mais pour une raison plus noble : il s'agit de les garder encore un peu parmi nous ; les virer, ce serait les tuer une seconde fois.

Je suis devenu éditeur moi aussi, je siège au jury du prix Nelly-Sachs, je cause un peu partout et j'ai cinq fois plus d'adresses que feu Jaujard, ce qui m'emplit d'une fierté dont la puérilité ne m'échappe guère. Mais il n'est pas bon non plus de se fustiger outre mesure. Cette boulimie n'a pas que des côtés ridicules. Tous ces noms autour de soi, ça fait du bien, ça tient chaud. On se sent plus vivant de se trouver ainsi au cœur de tout un réseau, assis à sa place alphabétique autour de l'immense table — car je me suis inscrit dans mon propre agenda, pour retrouver mon numéro de portable que j'oublie toujours.

Si je mérite un châtiment ? Alors ce sera celui de tous les collectionneurs : l'insatisfaction perpétuelle. Les malades que nous sommes n'en ont jamais assez. Ce qui me désole surtout, c'est mes élèves : même pas une centaine d'entre eux dans l'ordi, sur les 4000 que j'ai eus, quelle misère ! Si l'ordinateur était arrivé quinze ans plus tôt, j'aurais pu réaliser ce rêve à présent impossible : sur des tableaux Excel, une fiche par élève, avec le contenu des fiches-papier traditionnelles que je leur faisais remplir (adresse, profession des parents, matières préférées, hobbies), plus tout ce que j'apprendrais d'eux par la suite : études, parcours professionnel, retrouvailles avec certains d'entre eux... J'aurais bien peu de temps pour éventuellement les voir, je néglige déjà mes amis, mais je souffre de ne pas savoir ce que devient tout ce petit monde. Chacun d'eux est un roman dont j'ai lu l'un des premiers chapitres, le résumé des précédents (parfois), et dont la suite m'est presque toujours inconnue. Un mail d'Untel ou Unetelle, une rencontre dans les rues de Chèvres, c'est mieux que rien mais je reste sur ma faim.

Je fouille rarement dans mes fiches-papier, que j'ai toutes gardées, mais je parcours quelquefois mes grands cahiers de notes et c'est affligeant. Ils sont tous là, d'accord, mais que de noms désormais inconnus ! Des classes entières ont sombré dans l'oubli, et même dans celles qui m'ont marqué certains noms sont privés de visage, tandis que certains visages tout à fait nets encore ont désormais perdu leur nom. Pourquoi ne les ai-je pas dès le début tous photographiés le jour de la rentrée, comme je l'ai fait dans mes trois dernières années ? Je ne suis certes pas tenu officiellement de suivre le parcours des élèves une fois l'année finie, et certains de mes lecteurs doivent me juger bizarre, mais j'ai l'impression de ne pas avoir bien fait mon boulot.

Pendant longtemps, j'ai eu le bonheur de voir William présenter avec une élégante sobriété les infos du soir sur Arte ; depuis vingt ans je dîne plusieurs fois par an avec Line ; Sébastien, as de l'informatique, est un précieux conseiller ; Mohamed K., de Brimeil, a une belle situation au Luxembourg ; Mohamed D. de Chèvres se débrouille bien aussi, mais je m'inquiète quand je croise Mustapha, qui pourrait si bien faire, en compagnie de gars plutôt relous ; Gaëlle chante à Montréal, je compte bien la voir quand je passerai là-bas ; quant à ma fiancée Carole, elle fut mon élève dans les années 70, nous fréquentons encore elle et moi ses trois meilleures copines d'alors, et le fait d'avoir été face à face jadis nous unit davantage encore.

Mais que devient Sedami la Béninoise, qui m'écrivit un jour une rédaction déchirante où elle se désolait d'être dédaignée par les garçons ? Je l'ai revue trois ans plus tard, souriante, rayonnante, superbe. A-t-elle réussi ses études de médecine ? Exerce-t-elle dans son pays, comme elle en rêvait ? Elle est de ceux dont je tape régulièrement le nom sur Google — la plupart volatilisés.

Et cette fille révoltée, qui, disait-on, avait un jour coiffé l'un de ses profs d'une poubelle ? Au fond de la classe, tête baissée obstinément, elle avait fini par lever les yeux, puis participer au cours, et c'est là l'une de mes réussites dont le suis le plus fier. Elle était, selon ses camarades, géniale en philo, mais la conversation passionnante que j'attendais d'avoir avec elle n'a jamais eu lieu. J'ai oublié son nom, sa classe, la date, son visage lui-même est presque effacé. Qu'a-t-elle donc fait de sa révolte adolescente ? C'est rageant de ne pas le savoir.

Les rares garçons qui m'ont fait des misères autrefois, j'aimerais tant les revoir eux aussi. Nous avions déjà fait la paix alors, mais se friter ainsi, ça crée des liens, qu'il convient d'entretenir.

Il y en a un autre que je voudrais revoir et ne reverrai pas. Mickaël D., joyeux farceur, me gratifiait pendant les cours de remarques drôles dont je riais ; un jour, il déposa un kil de rouge sur le bureau de son prof de maths, biberonneur notoire, et fut renvoyé aussi sec. Je l'ai revu par la suite, nous l'avons invité à dîner une fois ; il était orphelin, rêvait d'être journaliste mais n'y arrivait pas, voulait se marier, avoir des enfants. L'an dernier j'ai appris sa mort, et j'ai tout lieu de penser qu'il se l'est donnée. À vingt-sept ans. Sans avoir eu le temps d'ouvrir ses ailes. Et là encore, contre toute raison, je sens que c'est vaguement ma faute.


Passé souriant...
Terminale littéraire, 2004-05.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°169 en octobre 2017)