— Tu te répètes, Michel.
— Je t'emmerde, Volkovitch.
— Ce que je t'en dis, c'est pour ton bien. Tu vas lasser tes derniers lecteurs avec tes états d'âme, tes élégies en demi-teinte sur le vieillissement et la mort qui vient. Tu n'as pas des trucs rigolos à raconter ? Tu faisais des canulars autrefois. Serais-tu devenu sérieux, mon pauvre vieux ?
— Pfff...
Je râloche, tout en sachant qu'il a raison. Il faudrait un sujet marrant, ou du moins souriant, mais où trouver ça, grands dieux ? Un canular ? Je cherche. Je cherche. Là-dessus le téléphone sonne. Midi, l'heure des démarcheurs. Ces casse-pieds appellent au moment des repas pour être sûrs de me trouver. Je décroche. À l'autre bout, le brouhaha caractéristique des standards de démarchage. La moutarde me monte au nez — et se change soudain en inspiration divine. Je viens de trouver la parade contre ces casse-couilles — et mon sujet du même coup. J'attaque :
— Boucherie Sanzot...
— Allô ? Je ne suis pas chez monsieur Vol...
— Bonjour, madame Dugras... Une belle entrecôte, c'est noté... Pour votre chien, d'accord. Mâle ou femelle ?... Oui bien sûr, bien tendre... Comme mon cœur, Mme Dugras... Je vous l'apporte chez vous ?
L'autre a vite raccroché, affolé, mais j'ai poursuivi sur ma lancée ma brillante improvisation.
En fait non, je me vante. Je n'improvise pas. La toute première fois, pris de court, j'ai bafouillé. La tirade ci-dessus a été longuement méditée ensuite, pendant mes petits trots quotidiens — la course à pied, ça sert aussi à ça — et je la débite aujourd'hui pendant le déjeuner, à portée d'oreille des autres convives.
Les rires que je déclenche m'encouragent. Et si j'élucubrais d'autres histoires ?
— Tante Rita ! Eh bien dis donc, ça faisait longtemps ! Tu nous avais oubliés, comme le reste ?
— Mais je ne suis pas votre...
— Allez allez, j'ai reconnu ta voix, tata. On te connaît, toi et tes farces, toujours espiègle à quatre-vingt-quinze ans... Carole, c'est tata Rita !... Bon, tata, les plaisanteries les plus courtes... Je raccroche, tu nous rappelles quand tu seras sérieuse, OK ?
Ou bien :
— Monsieur Volkovitch ?
— Ah ! Ne me parlez pas de ce fumier ! Rien que d'entendre ce nom, ça me rend fou ! Il est parti avec ma femme, monsieur ! Moi je suis le jardinier, me voilà tout seul à garder le château... Mais si je les retrouve, lui, je lui coupe les... parfaitement monsieur, les oreilles ! Et la pétasse, je l'envoie se faire lanlaire au couvent !
Ou bien :
— Évêché de Versailles, à votre écoute... Des doubles vitrages ? Cela dépasse mes compétences. Je vous passe monseigneur l'évêque, ne quittez pas... Allô ? Monseigneur est dans l'évêché, pardon, dans les WC, veuillez patienter, le temps de se laver les mains il est à vous...
L'église, beau et noble sujet.
— Évêché de Versailles, confession téléphonique, pour ceux qui ne peuvent se rendre à l'église... (Voix caressante) Je vous écoute, mon enfant... Vous pouvez tout me confier. Votre voix est jeune et pure, mais vous avez sans doute malgré tout un gros péché qui vous tourmente, mmm ? C'est un poids terrible, vous le savez, mais une fois avoué à Celui qui pardonne tout, quelle délivrance ! quelle béatitude pour vous, pour moi aussi, pour nous deux...
Là, on glisse vers la séduction. Très bien, la séduction :
— Que voulez-vous me vendre, mademoiselle ?... Du vin ? Mais j'en vends moi aussi ! Quelle belle coïncidence ! Ça s'arrose !... Vous n'aurez pas appelé en vain ! Vous seriez libre demain soir ?... Oui, pourquoi pas ce soir, d'accord... Je vous rappelle... Oui, je note. 06... 18... 69... 69... 69. 69 trois fois ? Allons-y ! Euh, je vous rappelle, j'entends ma femme qui vient...
— Je vous écoute, madame... Je vous écoute avec un grand trouble dans le cœur... Vous avez une voix fascinante. Une voix qui me rappelle la femme que j'ai tant aimée... Vous pensez peut-être que j'exagère, mais non, je suis certain que vous et moi... que vous pourriez apaiser mes éternelles idées noires, me ramener à la vie, au bonheur... Vous allez me dire que l'amour est volage, que les déceptions et les douleurs nous attendent... Eh bien oui, vous avez raison, n'allons pas plus loin, et que chacun de nous conserve ce trésor, le souvenir de cet instant miraculeux où nos âmes se sont rejointes, à défaut de nos corps... Adieu, madame.
Comment peut-on être à ce point lamentable ? Ai-je vraiment dit tout cela, ou l'ai-je simplement rêvé, remâché, mémorisé au fil de mes balades, dans l'ivresse du coureur, qui transfigure tout ?
Au début je prévoyais une ruée d'appels, les démarcheurs se donnant le mot, tout réjouis de cette diversion dans un métier terriblement monotone. En fait, j'en reçois plutôt moins. Peut-être se donnent-ils le mot en effet, mais pour m'éviter, au contraire : je leur fais perdre un temps cruellement compté. Qu'importe : la machine est lancée, je m'abandonne à mon délire, sans chercher à comprendre quelle mouche m'a piqué ainsi.
— Cher inconnu, vous avez une chance extraordinaire. Je peux vous sauver la vie. Le Grand Déluge est pour cette nuit. Nous autres sommes seuls à le savoir. Il vous reste quelques heures pour nous rejoindre, à Montmartre, tout en haut, dans la basilique. Les eaux ne monteront peut-être pas jusque là. Nous passerons la nuit en prières. Apportez des vivres et une bouteille de vin. Si nous devons périr, nous périrons joyeux. À tout à l'heure, mon frère.
— Je vous passe mon oncle, c'est ce vieux con qui décide pour les achats... (Long silence. Voix chevrotante) Allô, monsieur, soyez le bienvenu. Je suis très vieux, je vais mourir, je suis prêt à vous acheter tout ce que vous avez, et même à vous léguer ma fortune. Je ne veux pas (baissant la voix) que mon neveu hérite, c'est un violent... S'il l'apprenait, il pourrait me... (Hurlant) Non, Théophile, non ! Pitié ! Aaaaah ! Argh...
— La vieillesse, la mort... ça recommence... Mon pauvre Michel.
Désolé, Volkovitch. C'est plus fort que moi.
Celui de mon enfance. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°167 en août 2017)