BRÈVES

N°167 août 2017



BRÈVES


Les années 60, qui ne furent pas les plus belles de ma vie, restent à jamais illuminées dans mon souvenir. C'est alors, adolescent, que j'ai découvert le cinéma, lors de la période sans doute la plus riche de son histoire. Ce fut un feu d'artifice continu, un déluge de films non seulement vus et parfois revus, mais attendus, puis remémorés avec passion — ou rêvés quand on ne pouvait pas les voir.

Anne Wiazemsky, muse de Bresson puis de Godard qu'elle épousa, actrice reconvertie depuis dans l'écriture, a raconté en trois volumes (tous en Folio) ce qu'elle a vécu de cette époque fabuleuse. Elle fut aux premières loges. Après Jeune fille, récit du tournage d'Au hasard, Balthazar de Bresson, elle consacre deux livres à ses années Godard : Une année studieuse relate 66 et 67, à savoir la rencontre avec le grand homme puis le tournage de La chinoise, tandis qu'Un an après fait revivre 68.

J'ai aimé Jeune fille, et Godard fut longtemps l'un de mes dieux. Comment ai-je pu tarder à ce point avant d'acheter les deux suivants, parus en 2012 et 2015 ? Je viens de les dévorer, avec un rien de gêne il est vrai : on éprouve, à entrer ainsi dans l'intimité d'Anne et Jean-Luc, un plaisir voyeuriste un peu malsain — avant d'oublier ces réticences, captivé qu'on est par une histoire où l'étonnant, le comique et le douloureux alternent et souvent se mélangent. Témoin la rencontre violente entre Godard et la mère de l'adolescente :


J'assistais à cette scène, pelotonnée dans un fauteuil du salon, muette, partagée entre l'envie d'exploser de rire et celle de sangloter. Dans un éclair de lucidité je compris que ces deux personnes que j'aimais, maman et Jean-Luc, ne pourraient jamais s'entendre sur rien, qu'ils ne parleraient jamais la même langue. Ils s'invectivaient maintenant comme deux sourds, sans s'écouter.


On dit parfois que les fictions de Wiazemsky manquent un peu de punch ; elle pratique l'autobiographie, en tous cas, avec une fraîcheur et une vivacité réjouissantes, et si les pages sur les émois amoureux de la jeune fille ont beaucoup de charme, d'autres, quand nécessaire, font preuve d'une belle âpreté. Et quelle impressionnante galerie de portraits, dans le second livre surtout ! Pasolini, Bertolucci, Brel, les Beatles ou les Stones passent vite, mais Dany Cohn-Bendit à Nanterre est plus vrai que nature et François Mauriac, grand-père de l'auteure, profondément attachant.

La star, dans tout ça, c'est évidemment Godard lui-même. On le savait tourmenté, difficile, mais ce qu'on découvre là dépasse l'imagination. Amoureux transi, tigre jaloux, prompt à l'exaltation comme au désespoir, à la violence comme à la douceur, Godard est un personnage inoubliable, tour à tour odieux, ridicule et attendrissant.


Mon dieu que c'est loin tout ça...
Anne W. (pas très convaincue...), Jean-Pierre Léaud, Juliet Berto.

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Dans la foule (Minuit, 2006), roman de Laurent Mauvignier, se penche sur un passé nettement moins glamour : la tragédie du Heysel, en 1985. Lors d'un grand match de foot entre des Anglais et des Italiens, à Bruxelles, des échauffourées parmi les spectateurs entraînèrent l'effondrement d'une tribune et la mort de trente-neuf personnes.

Mauvignier expédie le match en trois lignes et l'accident dans les tribunes en quelques pages pour s'attarder sur les journées qui précèdent, puis les années qui suivent, accompagnant une dizaine de personnages (Anglais, Italiens, Belges, Français) dont les trajectoires se croisent. C'est un roman d'une ambition extrême, où ces personnages sont observés à la loupe avec une obstination maniaque au long de phrases chargées jusqu'à la gueule, comme s'il fallait tout décrire, tout expliquer.

La première partie est particulièrement impressionnante, nous plongeant dans une ambiance rendue floue, poisseuse, nauséeuse par divers excès d'alcool, tandis que monte progressive l'excitation, le bruit, la fureur, l'égarement. Il y a là un souffle géant, des moments d'exception. La psychologie du hooligan, par exemple, est analysée de façon magistrale :


Tout le monde avait peur de nous, et ils avaient raison. Parce que nous n'étions pas comme les supporters qui étaient venus en famille, et que ce qui nous tenait droit, qui me tenait droit pareillement aux autres, c'était de sentir la puissance qu'on éprouve d'être soûl dans le regard des autres, et d'être loin de chez soi, si loin tout à coup que je me prenais à rêver de n'avoir aucun compte à rendre à personne (...). Croire soudain à la facilité. Croire que je pouvais claquer des doigts et faire basculer le sort du monde, comme ça, toc ! le faire plier et rouler sous les doigts, le faire éclater comme éclataient dans un grand fracas de verre les canettes vides que nous jetions sur les voies.


Oui, mais comment épuiser le réel sans épuiser le lecteur en même temps ? Peu à peu, on a l'impression que la lourde machine patine, ou peut-être qu'elle s'emballe, que l'auteur emporté par sa virtuosité perd le contrôle ; la déprime de la jeune mariée italienne devenue veuve au Heysel, par exemple, n'en finit pas, on lit certaines pages avec autant d'accablement que d'admiration en rêvant aux oasis enchantées de l'ellipse et du non-dit — avant, il est vrai, une scène finale astucieuse et forte qui récompense l'endurant lecteur.

Les grands livres de Mauvignier viendront ensuite.


La plupart étaient des supporters italiens.
Hommage aux victimes.

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Encore un très gros bouquin : les Œuvres poétiques et romanesques de Pétrus Borel, romantique mineur, quasiment oublié. On l'a réédité de loin en loin, mais jamais aussi bien qu'aujourd'hui : avec ses 800 pages grand format, son introduction savante et ses notes copieuses, ce volume somptueux des éditions du Sandre est édité avec un soin digne de la Pléiade.

Les deux plats de résistance du festin sont le roman Madame Putiphar, l'ouvrage le plus connu du petit-maître, et les sept histoires de Champavert. Contes immoraux, publiées en 1833, par quoi je commence. Histoires poussées dans le même terreau que le roman gothique anglais et que les cauchemars d'un Byron : terrifiantes, macabres, obsédées par le suicide, féroces, frénétiques, flamboyantes. Qu'avait-il donc fumé, le Pétrus ?

Ami de Nerval, Gautier et quelques autres lascars, il fut le plus excentrique de la bande, le plus radical, le seul républicain. Un véritable anar, en fait, qui déverse sur nous, avec une ironie cinglante, sa haine de l'ordre établi, des juges, du clergé, des esclavagistes, des antisémites et des masses abruties. Bref, un homme plutôt sympathique. Il va jusqu'à décoiffer cette digne vieille dame qu'est notre langue, tarabiscotant son vocabulaire et son orthographe, avec un brin d'affectation sans doute. Mais s'il y a de la pose y compris dans la noirceur de ses thèmes, on y sent surtout une douleur et une compassion vraies.


Elle haïssait tout, jusqu'à son créateur à qui elle reniait sa foi ; elle se vengeait en abandonnant à son tour Dieu qui l'avait abandonnée. Quand un être a été maltraité à ce point, il n'a plus qu'un rire d'enfer sur sa lèvre dédaigneuse, tout ce qui est lui fait pitié, et provoque son dégoût ; plus une chose est sainte et sacrée, plus elle est révérée de tous, plus il trouve de joie à la profaner, à la fouler aux pieds. Pour le malheureux le blasphème est une volupté !


Certes, il y a dans ces pages quelques baisses de tension, des gaucheries, des outrances. On peut sourire, par exemple, de ceci :


«Va-t-en, va-t-en, brigand, je te maudis !» Et de l'autre main, saisissant la chevelure de son fils, il le traîna, par terre, au long du corridor, et le précipita par l'escalier.


Mais faut-il vraiment chipoter, faire la fine bouche ? On doit pouvoir vénérer Racine, Voltaire, France ou Chardonne et en même temps se laisser charmer par la langue bariolée, rutilante d'un romantique effréné, et se laisser emporter par le grand vent salubre qui souffle ici en bourrasques.


On a choisi la moins macabre...
La couv originale.

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Après ces déchaînements, Corneille lui-même risque de sembler bien sage. Alors qu'il fut superbement excessif, et l'eût été plus encore si ses contemporains coincés ne lui avaient pas rogné les ailes.

Suréna, sa dernière pièce. Il a soixante-huit ans. Si la politique y a sa place, comme toujours, Suréna est avant tout un long chant amoureux. Un général parthe et une princesse arménienne captive sont liés par un amour impossible. On veut les forcer d'épouser quelqu'un d'autre, mais pas question : l'action, d'un dépouillement extrême, est scandée par les refus successifs de chacun d'eux. Ils en mourront, ils le savent, après des souffrances pires que la mort.


Vivez, Seigneur, vivez, afin que je languisse,

Qu'à vos feux ma langueur rende longtemps justice.

Le trépas à vos yeux me semblerait trop doux,

Et je n'ai pas encore assez souffert pour vous.

Je veux qu'un noir chagrin à pas lents me consume,

Qu'il me fasse à longs traits goûter son amertume ;

Je veux, sans que la mort ose me secourir,

Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir.



La pièce entière est parsemée de vers admirables comme ceux-ci. Exemple :


S'il périt, ma mort suivra la sienne. (...)

Est-ce le mal aimer que de le vouloir suivre ? (...)

Savez-vous qu'à Mandane envoyer ce que j'aime,

C'est de ma propre main m'assassiner moi-même ?


C'est l'avant-dernière scène, souvenir indélébile : il y a bientôt cinquante ans, l'ami Roland et moi faisions un exposé commun sur cette même scène 4 de l'acte V, juste après celui, très sage, d'un certain Bernard-Henri Lévy sur L'illusion comique. Notre prestation à nous était une parodie cruelle de l'Exposé, cet exercice académique. Pardonnez-nous, mon vieux Corneille, notre canular n'était pas dirigé contre vous. Avant de lire ou relire cette année onze de vos pièces, je vous admirais et vous aimais déjà, et aujourd'hui plus encore.


Abbesses, 2011
Mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman

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Ta fille a pour visage une petite émeute,

ses mains sont une guerre civile,

un camp de réfugiés derrière chaque oreille,

un corps jonché de choses laides.


Mais Dieu,

vois-tu comme elle porte

bien le monde ?


Ces quelques vers, sur la quatrième de couv, résument le livre. Warsan Shire, d'origine somalienne, a grandi en Angleterre, et à trente ans elle est déjà connue un peu partout dans le monde. Où j'apprends à ma mère à donner naissance (éditions isabelle sauvage), son premier recueil traduit en français, a pour thème principal la condition des femmes d'Afrique. La découverte du sexe, l'oppression, la violence quotidienne, l'émigration, sont revécues avec un jaillissement d'images à la fois toutes simples et toutes neuves. Ses poèmes tiennent en même temps de la conversation familière et du chant :


Donc, je pense que chez moi m'a crachée dehors, coupures d'électricité et couvre-feux comme une langue butant contre la dent branlante. Dieu, sais-tu comme il est difficile de parler du jour où ta propre vie t'a traînée par les cheveux... (...) Nul ne part de chez soi à moins que chez soi ne soit la gueule d'un requin.


Et plus loin :


Tu étais une ville

exilée de sa peau, ta bouche une église incendiée.


Moi qui n'aime pas les éditions bilingues, je regrette de ne pas avoir la version anglaise à côté pour suivre de près le travail de Sika Fakambi, la traductrice. On se croirait, en la lisant, dans un poème français.


On peut entendre sa voix (et celles de ses fans !) sur youtube.
La poétesse en lectrice.

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Côté grec, une publication récente : un nouveau livre de Pètros Màrkaris, le seul auteur grec dont les livres se vendent chez nous comme des petits pains. Cette fois, non, il ne s'agit pas d'un polar. Dans Je suis un récidiviste (2006), traduit — fort bien — par Malamati Soufarapis et publié par l'Échoppe, Màrkaris raconte sa vie, laquelle vaut la peine d'être connue.

Fils d'un Arménien et d'une grecque, élevé à Constantinople où il fit ses études en allemand, installé sur le tard en Grèce, cet homme déraciné n'a d'autre patrie, dit-il, que la langue grecque. Et si ses polars décrivent la société grecque actuelle avec une telle justesse, c'est dû en partie au fait qu'il n'y est pas immergé depuis sa naissance, ce qui aide à conserver une distance critique.

Màrkaris nous raconte la Ville de sa jeunesse, paradis perdu, et Athènes, monstre au double visage selon lui, enfer le jour et paradis la nuit ; il évoque ses propres polars, sa relation complexe avec son héros, le commissaire Charitos, et nous livre des réflexions de première main sur le genre polar en général ; sans oublier ses autres activités, car cet homme passionnant a également écrit pour le théâtre et traduit Brecht et Goethe (le Faust !). Ceux qui ont entendu Màrkaris parler (il est invité partout dans le monde) retrouveront ici sa lucidité, son sens de la formule, sa bonhomie et son humour.

Sans intrigue policière, sans grand éditeur derrière pour le pousser, cet opus atypique de Màrkaris est voué à rester confidentiel, alors qu'il mérite le même succès que ses polars. Puissent mes quelques lignes lui apporter un ou deux lecteurs de plus...


Les Grecs l'appellent «la Ville».
Constantinople / Istanbul, années 50

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Éternelle question : qu'est-ce qui fait vendre ? Un éditeur me dit que même un bon papier dans Le Monde est impuissant à remuer les foules. Il faut dire que le supplément Livres dudit journal n'est pas toujours électrisante. Je suivais fidèlement la chronique d'Éric Chevillard, dont j'appréciais vivement les choix pleins d'audace et d'astuce ainsi que la verve débordante. Et voilà qu'après six ans — six ans, déjà, vraiment ? — il rend son tablier. Il va laisser un sacré vide.


La ménagerie d'Agathe (Hélium, 2013)
En train de signer son livre pour enfants

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Côté cinoche, un Guitry : Les trois font la paire (1957), son dernier et pas son meilleur. Le maître, malade, venait rarement tourner, son scénar lui-même est un rien poussif, Michel Simon s'ennuie et Darry Cowl ne se montre à s-s-son-son mé-meilleur que dans la scène du tableau noir.

Le Caire confidentiel de Tarik Saleh, réalisateur suédois comme son nom l'indique, transpose les codes du film noir au Caire en 2011, juste avant les événements que l'on sait. Un crime, un flic mène l'enquête, la société égyptienne tout entière est pourrie, les riches surtout, la police n'en parlons pas, violence à tous les étages, toutes les figures du genre défilent de façon un peu attendue sans doute, mais pourquoi bouder ? Tout cela est si bien joué, si bien filmé, si efficace... On ne peut qu'applaudir, comme l'ont fait la presse et le public.

Hitchcock tourna en 1934, en Angleterre, The man who knew too much (L'homme qui en savait trop). Il en fit lui-même un remake, assez différent, vingt ans plus tard, aux USA. Il déclare à Truffaut que le premier film est d'un amateur talentueux, et le second d'un professionnel. Dans ce cas, vivent les amateurs ! La fameuse scène du meurtre en plein concert est certes plus spectaculaire encore dans la version américaine ; mais à côté du film anglais, allègre, saupoudré d'humour, avec le génial Peter Lorre en prime, la mouture hollywoodienne apparaît guindée, académique, pâlotte, plombée par une Doris Day sucrée, genre bonbon — et en plus elle chante ! Qu'on est loin du sublime Vertigo et autres chefs-d'œuvre...


Oui, M le maudit himself !
Peter Lorre

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Chaque mois, ici même, j'évoque l'actualité en quelques mots. Non pour changer la face du monde, mais pour me défouler. On se soulage comme on peut.

Quelle désolation, ce mois-ci, par exemple, dans la bataille contre les perturbateurs endocriniens, que la capitulation de notre jeune président matamore face à l'Allemagne et aux lobbys des labos. Nous sommes en face d'un véritable crime, dont les responsables seront jugés un jour, mais quand ?

Cette reculade honteuse inspire à Stéphane Foucart du Monde un de ces articles superbes dont il a le secret, brûlant de douleur et de rage, qui met un peu de baume au cœur.


Notre grand Jupiter ? Leur humble valet.
Maîtres de la chimie, maîtres du monde.

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Il est des joies mauvaises et d'autres bonnes. La mauvaise, c'est de voir notre nouveau chef révéler son vrai visage, se mettre à merder grave, et ses partisans naïfs commencer à faire la grimace. Ce n'est qu'un début, les enfants, sauve qui peut !

La bonne joie, c'est Jacques Toubon. Je l'avais croisé dans les années 90, alors ministre de la Culture, homme de droite bon teint, politicien tout en esbroufe, vraie caricature. Or le voici nommé Défenseur des droits, devenu vieux et sage, multipliant les prises de position contre l'état d'urgence, la déchéance de nationalité, le traitement indigne à l'égard des migrants, au point de faire hurler ceux de son bord. Là-bas en face, il y a des gens bien, même s'ils n'osent pas toujours le montrer. Bravo M. Toubon. Un jour, dans quarante ans, qui sait ? le freluquet qui nous préside sera lui aussi un vieillard humble et plein d'humanité !


Pauvre Europe aux mains d'imbéciles...
À propos de migrants.

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Et en septembre ? Simenon, Margerie, Mélois, Nunez, Lem, Wohlleben, Reverdy, Brassens... Qui les connaît tous ?











SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)



1


Un fromage gratuit, ça n'existe pas, sauf dans les pièges.



2


Mieux vaut un Juif sans barbe qu'une barbe sans Juif.



3


Le geôlier est un autre prisonnier.








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