À Ménilmontant, l'autre jour, je cherchais mon chemin dans un coin mal connu, lorsqu'en lisant un nom de rue j'ai eu un coup au cœur.
Rue Vilin.
La rue où Georges Perec passa les six premières années de sa vie.
Je croyais qu'elle n'existait plus. Le beau film de Robert Bober, En remontant la rue Vilin, vu autrefois, raconte comment elle fut démolie. En m'égarant dans ce quartier lointain, serais-je tombé par hasard sur le passage secret qui nous ramène en douce dans le passé ?
Du calme, mon vieux. On est au bas de la rue, et les grilles qu'on aperçoit plus haut, au bout d'une rangée d'immeubles neufs, fermant l'entrée du nouveau parc, me rappellent que je fais fausse route : du tronçon de rue où le futur écrivain vécut, au numéro 24, il ne reste rien.
Je n'ai jamais rencontré Perec. Mais il est passé brièvement, il le raconte dans Les lieux d'une fugue, par le lycée parisien où j'allais entrer dix ans plus tard. L'un des surveillants, dont il évoque l'écharpe jaune dans Je me souviens, je l'ai connu moi aussi ; et de retrouver ce vieux bonhomme poussif, méprisé, que nous avions surnommé Snif, en personnage d'un livre célèbre, je suis ému bêtement.
Plus tard, Perec eut pour premier éditeur Maurice Nadeau, qui allait être le mien trente ans après. Cette fois le rapprochement n'est pas totalement fortuit, ce qui rend plus émouvante encore pour moi, plus précieuse, cette seconde parenté entre le génial Georges et le tâcheron Michel.
J'ai lu tous ses livres, je crois, il m'a profondément marqué de diverses façons. Assis devant l'écran où j'écris je n'ai qu'à tourner un peu la tête pour voir sa photo, posée sur un rayon parmi les livres. J'ai été l'un des premiers membres de l'Association des amis de Georges Perec. Il est devenu pour moi plus qu'un écrivain majeur et une idole : une espèce de grand frère lointain qui montre le chemin sans le savoir.
Son œuvre vient d'être publiée dans la Pléiade, l'album de la collection lui est consacré du même coup, confirmant ce que l'on savait depuis longtemps : Perec est devenu classique. Quel éclatant succès ! C'en est presque accablant. J'ai quitté un jour l'association, écrasé par le nombre d'études, de mémoires, de thèses entières consacrés aux écrits du maître que son bulletin recensait, cette prolifération jusqu'au vertige de discours autour d'une œuvre elle-même vertigineuse. Il est vrai qu'ils invitent à la glose, lesdits écrits, avec leurs liens à l'autobiographie et la présence plus ou moins visible de procédés d'écriture, de contraintes savantes qu'il s'agit de décrypter. Et si je ne l'ai pas relue depuis des années, est-ce uniquement par peur d'être déçu, de ne pas retrouver les éblouissements de la jeunesse, n'est-ce pas aussi par gêne, par timidité, puisqu'en lisant Perec désormais je ne suis plus seul avec lui, mais entouré d'une meute d'exégètes qui décortiquent la moindre virgule pour en tirer des commentaires à l'infini, me disant Pousse-toi de là, laisse-nous travailler ?
Je ne fréquente plus (pour l'instant ?) ses livres, mais je lis à l'occasion des articles, des dossiers de revue, des essais entiers qui l'évoquent, lui, sa vie, son œuvre. Je scrute les photos, les vidéos, avec tendresse, ému par le jeune homme d'Un homme qui dort surtout, glabre, timide et moche, et un peu moins par le barbichu-chevelu des dernières années, plus sûr de lui, dont l'exubérance capillaire figure de façon un peu redondante peut-être le foisonnant génie.
Un livre, surtout, m'a passionné : Les parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, de Claude Burgelin, sur les rapports de Perec avec Freud — l'une des études les plus étincelantes que j'aie jamais lues. L'auteur y met en lumière le danger qui guettait Perec, entraîné par sa virtuosité dans une surenchère perpétuelle, échafaudant des machines langagières toujours plus complexes qui risquaient de finir par tourner à vide. De fait, je crois me souvenir que si Perec, rongé par le cancer, n'a pu terminer son ultime opus, 53 jours, eh bien moi non plus.
La vie, mode d'emploi, immense roman paru quatre ans avant sa mort, a dû très tôt apparaître, aux yeux de son auteur, comme un sommet indépassable. Et c'est cette œuvre justement qui vient de susciter une entreprise un peu folle, parfaitement perecquienne dans sa démesure.
Juin 2017, à Paris. On annonce une lecture intégrale de ce «presque mille-feuilles», comme l'appelait son auteur, en deux heures de temps. Cent lecteurs ont été convoqués, un par chapitre, chacun d'eux assis dans l'une des cases d'un échiquier géant. Chacun démarre sa lecture à son tour, certains à mi-voix, d'autres sonorisés, de sorte qu'à tout moment une voix forte se détache sur un fond bourdonnant de murmures.
Une dizaine de chapitres devant être lus dans une langue étrangère, j'ai été sollicité pour faire entendre du grec. On m'a confié le chapitre 67, dans la traduction virtuose d'Ahillèas Kyriakìdis.
Pour mettre en place un tel dispositif, il y aura une journée de répétition, ce qui est bien peu, et en même temps beaucoup pour moi, vu le travail qui s'accumule ces jours-ci. D'autant que la médiathèque du Xe arrondissement, qui nous accueille, n'est pas la porte à côté. Deux journées de boulot perdues ! J'y vais, je l'avoue, en traînant les pieds. Mais comment pourrais-je me défiler au dernier moment ? Ce serait trahir toute une équipe, et Perec lui-même, en ratant cette occasion de lui rendre un peu de tout ce que je lui dois.
Eh bien les deux jours vont passer vite. Marc Roger, l'instigateur, à la fois librettiste, metteur en scène, chef d'orchestre et soliste, a suffisamment de métier, de vaillance, de charisme pour animer jusqu'aux plus pesantes répétitions. La première journée passée dans d'inévitables tâtonnements, voici la représentation, dans la cour de la médiathèque, sous un soleil lourd allégé par le vent. Le public est venu nombreux, et dans l'assistance qui entoure notre carré sur trois côtés, il n'y a pas que des têtes chenues, signe que peut-être la lecture ne va pas mourir avec nous, vieux Mohicans.
La plupart des lecteurs ce jour-là sont remarquables, de vrais pros — meilleurs, en fait, que certains pros. La prose de Perec se déploie portée par eux somptueusement, plus belle que jamais dans sa lenteur, sa lourdeur patiente, tâtonnante, une lourdeur qui est en même temps légèreté avec son invention perpétuelle, son humour souvent, la sûreté du rythme toujours. C'est une procession de mots, un rituel ample et minutieux, qui me rappelle par moments les liturgies orthodoxes de ma jeunesse, lecture in extenso de longs textes sacrés, alternance des paroles clamées et des marmonnements inaudibles, à cela près qu'il n'y a ici nulle componction, nulle solennité gênante, nul Dieu envahissant : Perec n'est pas un gourou, il y a chez lui trop de dérision, d'autodérision, de distance, sa grandeur vient pour une large part de cet équilibre qu'il maintient, on ne sait par quelle grâce, entre sérieux et jeu, et les hommages de ses thuriféraires sont en principe, Perec soit loué, plutôt frais et souriants.
Ce que nous avons vécu là ensemble en juin 2017 à Paris aura compté pour nous tous, lecteurs et auditeurs, sans nul doute. J'ai peu parlé avec mes compagnons, je n'en ai guère eu besoin, les phrases de Perec nous unissaient, nous liaient comme un long fil ; parmi eux j'ai été l'une des pièces du puzzle ; une note dans le morceau de musique ; un homme-livre comme ceux du Fahrenheit 451 de Bradbury, qui maintiennent en vie les livres en les récitant.
On nous a enregistrés, photographiés, filmés, comme on fait de nos jours. Et pourtant, découvrant les photos quelque temps après, j'ai eu cette réaction bizarre : j'aurais préféré qu'il ne reste aucune trace de l'événement. Qu'à peine achevée — un peu comme les toiles du peintre dans le livre, qui au terme d'un long et complexe processus retournent à leur blancheur initiale, au néant —, toute cette équipée n'existe plus désormais que dans nos mémoires, plus vite effacée sans doute, ou peut-être plus intense au contraire, plus précieuse, plus accordée à la folie douce de ce livre.
Qu'en penses-tu, grand frère ?
Blancheur initiale. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°166 en juillet 2017)