NE ME TOUCHE PAS


«Arrête arrête, ne me touche pas !»

C'était un tube des années 60, l'un des plus obsédants du genre. Je me souviens que Catherine fredonnait ça tout le temps, Catherine que je n'ai jamais touchée, pauvre idiot.

La chanteuse, Patricia Carli, quitta bientôt la scène pour écrire les chansons des autres, Mireille Mathieu, Nicoletta, Gloria Lasso, David Alexandre Winter... C'est Internet qui me l'apprend. Je me suis dit l'autre jour, Au fait, et Patricia Carli, qu'est-elle devenue ? On dirait qu'un siècle nous sépare.

Patricia Carli est toujours de ce monde. Elle a bientôt quatre-vingts-ans et vit retirée près de Menton. L'annuaire donne son adresse et son téléphone, signe qu'elle n'est plus harcelée par ses fans. Elle habite à côté de Menton, dans un coin que j'ai bien connu. Je me vois sonnant chez elle, un bouquet à la main. Nous prenons le thé. Par la fenêtre on aperçoit la mer toute proche. L'ancienne star, flattée de ma visite, est souriante, belle encore. Je ne serai donc jamais à court de fantasmes idiots ?

Tout près de chez elle, pendant cinq ans, au début de ces mêmes années 60, j'ai passé le mois de juillet avec mes parents. Nous louions quelques pièces d'une grande villa sur le Cap Martin et tous les jours nous allions rejoindre nos amis Mourier sur la plage. Le soleil tapait, on se trempait dans l'eau, on allait sécher sur les galets, et rebelote. Au bout de quelques heures nous repartions dans la voiture brûlante.

Les Mourier louaient un étage dans une maison, toujours la même, juste avant Menton. En remontant de la plage, au bout d'une allée étroite entre maisonnettes et jardinets, la vieille villa du docteur Belloteau était entourée d'un jardin plus grand. Le docteur, aussi décrépit que sa maison, un peu braque, lisait parfois le journal dans sa Panhard garée à l'ombre des arbres.

Mes parents et moi visitions la région. Il faisait toujours chaud. Dans les cafés, des estivants congestionnés riaient fort devant d'énormes bocks de bière glacée. Nous allions souvent au restaurant. Nous avons vu, il fallait bien, Monte Carlo et Saint-Tropez. Ce ne furent pas les plus belles vacances de ma vie, ni les plus belles années. En m'arrachant aux étés bretons de mon enfance, la Côte d'Azur a fait de la Bretagne un pays des merveilles, un paradis perdu.

Trente ans plus tard, passant non loin de là, j'ai revu sans émotion la villa Neptunia du Cap Martin, puis la plage de Carnolès où l'on se baignait alors. L'un des bonheurs quand on vieillit, c'est de se dire qu'on n'est plus contraint de passer des heures à la plage. Je ne souhaitais revoir qu'une seule chose : au bout de l'étroite allée, sous les arbres, à l'abri de la lumière et de la foule, la maison du docteur Belloteau. Mystérieuse, vaguement délabrée, survivante d'une époque lointaine, plus lointaine encore que ma naissance, du temps où cette région était tranquille et douce, où j'aurais pu l'aimer. Or voilà que ma mémoire me trahit : je ne sais plus ce que j'ai vu, ce jour-là, derrière le portail blanc fermé. Comme si la maison avait disparu. Je suppose qu'on l'a démolie pour mettre à sa place un immeuble.

Mais dans un jardin juste à côté, ça j'en suis sûr, j'ai vu deux hommes dans les quarante ans, très blonds, qui se ressemblaient. Et je me suis souvenu des deux angelots blonds que nous croisions parfois dans l'allée sur le chemin de la plage. Les petits-fils (ou arrière-petits-fils ?) du docteur Belloteau. J'ai failli demander aux deux quadragénaires si c'était bien eux. Je n'ai pas osé, idiot décidément.

Et voilà qu'aujourd'hui, une chanteuse oubliée réveillant ma mémoire, ce ne sont pas seulement les deux bambins aux boucles d'or qui émergent du passé, mais — pourquoi ? encore un mystère — un personnage secondaire devenu principal : la jeune fille qui les accompagne, les tenant par la main, leur tante je crois bien, petite-fille (ou fille très tardive ?) du vieux docteur. Je ne me rappelle plus son visage. Blonde elle aussi, mais moins que ses neveux, l'air sérieux, songeur, elle répond à notre salut sans s'arrêter, un marmot à chaque main. À moins qu'elle ne soit seule. Une petite jeune fille comme tant d'autres. Pas follement jolie, pas bien grande, pas plus que moi, mais elle a bien seize ou dix-sept ans et moi quatre de moins — un gouffre à cet âge-là. Même si les filles ne me terrorisaient pas, je n'oserais même pas rêver de la séduire. Elle évolue dans un autre monde.

Devenu vieux je ne crains pas les rencontres avec les revenants, je les recherche au contraire, mais si jamais je repasse un jour à Menton — ce dont je n'ai guère envie —, si j'aperçois au bout de l'allée dans un jardin deux sexagénaires aux cheveux blancs désormais, je ne leur demanderai pas des nouvelles de leur tante. La revoir ne m'apporterait rien. Je ne souhaite même pas qu'on me rappelle son nom. Il est bon qu'elle n'en ait pas. Je ne voudrais pour rien au monde revivre mon passé, le retoucher, atténuer les tourments de cette peur des filles qui a pourri ma jeunesse ; mon rêve, c'est simplement, simple spectateur, de revoir certaines scènes comme les séquences d'un film qu'on aima jadis. Et par exemple — belle idiotie, là encore —, dans l'allée entre la plage et la vieille maison, regarder passer la petite-fille du docteur Belloteau, jeune à jamais, perdue dans ses pensées insondables, comme on regarde passer une déesse. Sans éprouver le désir de lui parler. Sans qu'elle ait besoin de me dire, Ne me touche pas.


Ces Panhard, en fait, c'était de la crotte...
La belle auto du docteur.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°164 en mai 2017)