BRÈVES

N°164 mai 2017



Nauplie, petite ville du Péloponnèse, abrita le premier gouvernement de la Grèce indépendante en 1828. Le gouverneur, Ioànnis Kapodìstrias, après avoir étudié en Italie puis servi les Suisses et les Russes, se démena pendant trois ans pour organiser l'État grec nouveau-né, déployant une activité surhumaine. Il fut assassiné par des oligarques locaux qu'il gênait, soutenus en douce par la France et l'Angleterre.

À cause de lui, Nauplie est pour moi un lieu hanté. Malgré les charmantes ruelles de sa vieille ville et son imposante forteresse là-haut, à chaque visite j'ai le cœur serré — sur les lieux du crime surtout, à l'entrée d'une petite église, ou devant l'effigie en cire du défunt dans l'émouvant musée des traditions populaires. Et à chaque fois j'enrage de ne pouvoir faire un saut dans le passé pour m'incliner devant cet homme-là.

On traverse aujourd'hui le Péloponnèse sur une autoroute ennuyeuse, pardon du pléonasme, en oubliant tout un réseau de petites routes admirables. L'ancien parcours de Nauplie à Corinthe que nous empruntons au retour Carole et moi, désormais délaissé, à peine plus signalisé qu'aux temps héroïques, nous offre la splendeur de ses montagnes désertes, endormies, où s'allume çà et là un incendie de coquelicots.

Revoici Athènes où nous attend le marathon coutumier de rencontres amicales et de rendez-vous professionnels. Que d'amis, qu'on ne pourra pas tous voir ! Que de projets qu'il faudrait plusieurs vies pour mener à bien !

Notre quartier d'élection, Pagràti, proche du centre, à la fois vivant et tranquille, riche en AirBnB aussi peu chers qu'accueillants, a pour cœur une belle librairie : Lexikopoleio, animée par Odile et Yannis dont la gentillesse bat tous les records.

Malgré les mendiants qui pullulent jusque dans les rues des beaux quartiers, on pourrait presque parfois oublier la crise. Elle est toujours là, elle s'incruste. Si nos amis nous parlent avant tout des élections présidentielles françaises, qu'ils suivent d'aussi près que nous, ce qu'ils racontent quand on les presse un peu montre que la détresse matérielle et morale des Grecs — les très riches exceptés, que nous ne fréquentons pas — reste entière, et que le pays n'en peut plus.

La rage collective éclate sur les murs, tagués plus sauvagement que jamais, dans une impressionnante confusion. Autrefois, chaque tendance politique avait sa couleur : rouge des cocos, noir des anars, bleu de la droite. Or voici «Les immigrés sont les damnés de la terre Dans le monde des patrons nous sommes tous étrangers», d'inspiration communiste, signé par les anars, écrit en bleu. Et ce «Syriza antéchrist», vient-il d'une extrême droite bondieusarde ou d'un gauchisme messianique ?


Tué par ses compatriotes, comme dans Epilogue meurtrier de Markaris...
La mort de Kapodìstrias

*


Autre chagrin lié à la Grèce : la mort prématurée d'un homme remarquable. Notre ami Luc Douillard de Nantes, ardent philhellène, nous a quittés le mois dernier, emporté à 57 ans par le méchant crabe. Prof d'histoire-géo, militant de gauche non partisan, tendance libertaire, défenseur inlassable de toutes les bonnes causes, avec une prédilection pour les droits des étrangers, Luc avait fondé en 2011 le site Je suis grec pour s'associer au martyre du peuple grec.

L'un de ses fils, délibérément éborgné il y a dix ans par le flashball d'un homme en bleu, raconte dans un livre (Pierre Douillard-Lefèvre, L'arme à l'œil. Violences d'État et militarisation de la police, 2016, Éditions du Bord de l'eau) l'événement et le long combat judiciaire qui l'a suivi, genre David contre Goliath. L'épreuve n'a pas entamé la non-violence radicale du père, homme à la fois combatif et doux, dont l'un des mots favoris était «fraternité». On peut lire sur son blog (lucky.blog.lemonde.fr) cette phrase qui ne fera ricaner que les crétins : La bonté nous rendra plus forts.

Sur ce même blog, peu avant de mourir, Luc a raconté son odyssée militante dans un texte-testament débordant de vie, alors même que sa vie s'en allait. J'en extrais cette profession de foi en forme d'autoportrait, à méditer sans modération :


Ne respecter que ce qui est respectable (c'est-à-dire ni la richesse ni l'autorité) ;

Toujours prendre la défense des plus faibles, des plus vulnérables et des plus fragiles, même lorsqu'ils ne sont pas sympathiques (...) ;

Toujours tenter de se mettre à la place d'autrui, pour comprendre ses propres raisons culturelles ou psychologiques et pour coopérer avec sa part de sincérité, si précaire soit-elle ;

Distribuer à tous sans compter bienveillance et bonne humeur.


Luc était l'une de ces rares personnes qui portent le monde sur leurs épaules pour l'empêcher de s'effondrer dans l'injustice et la violence. C'est dire combien il nous manque déjà.


et son sourire.
Luc Douillard

*


Si on ne peut pas changer le monde, on peut au moins le tenir éveillé.

Le récit de Luc Douillard s'achève sur cette phrase d'un auteur grec, mon cher Mènis Koumandarèas.

Que puis-je faire de mon côté pour aider les Grecs ? Ce que je sais faire le mieux : les traduire. D'où l'activité fiévreuse du Miel des anges ces derniers temps.

En avril, donc, trois nouveaux titres :

— Le cinquième et avant-dernier volume de l'anthologie Poètes grecs du 21e siècle, avec une fois de plus dix poètes de tous âges et toutes notoriétés, la doyenne et la plus connue des dix étant Kiki Dimoula, la benjamine Elèni Tzatzimàki tout juste trentenaire et le plus méconnu, sans doute, le mystérieux Màximos Os?ros.

La Grèce de l'ombre (volume 2), nouveau recueil de rebètika, qui propose une centaine de chansons au contenu parfois étonnant : à côté des thèmes traditionnels (la drogue, la prison, la dèche, l'amour malheureux...), le personnage de la femme libérée vole ici plusieurs fois la vedette aux hommes !

Je veux partir, de Còstas Karyotàkis, quasi intégrale de ses poèmes et proses. L'un de mes très vieux rêves enfin réalisé. Suicidé en 1928 à 32 ans, auteur de poèmes très sombres, souvent grinçants, Karyotàkis bouleversa son époque et reste aujourd'hui en Grèce, comme l'a écrit quelqu'un, «terriblement présent». La forme classique et les rimes ostentatoires de ses poèmes ont longtemps effrayé leur traducteur, qui se demande avec un brin d'anxiété : que reste-t-il en français de leur magie ?


À côté de lui, sa sœur.
Le poète, peu avant sa mort.

*


Les publications grecques se multiplient comme fleurs au printemps ! Aux éditions Monemvassia dont je saluais l'éclosion le mois dernier, après Hors programme de Kiki Dimoula, voici une autre brassée de nouvelles : Splendide journée d'Amanda Michalopoulou, traduit par Simone Taillefer, jardinière en chef de la maison, qui a fait là encore un excellent choix. Michalopoulou, romancière et nouvelliste aimée des Grecs, traduite dans une quinzaine de langues, nous offre ici vingt-quatre histoires pleines de saveurs et de surprises, explorant la réalité grecque d'un œil aigu, teintant parfois son réalisme d'une touche légère de fantastique. Ayant longtemps vécu hors de Grèce, elle décrit en experte les relations complexes des Grecs avec l'étranger. Son grec est fluide, efficace et la traduction de même.


Écrire, c'est se jeter à l'eau !
L'auteure en personne

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Chez Monemvassia encore, L'aveugle et sa chandelle, copieux choix de poèmes d'un grand monsieur encore inconnu ici : Tàssos Livadìtis. J'ouvre le volume avec un pincement au cœur : j'aurais tant voulu le publier au Miel des anges, ce poète inimitable aux textes étranges, errants, dérivants comme des rêves, où les morts semblent vivants et les vivants morts. Je me suis heurté au refus cinglant de l'ayant-droit. Pourquoi tant de haine ? Et comment Monemvassia s'est-il débrouillé pour amadouer le dragon ? D'autant que la traductrice, Patricia Lenoir, est une parfaite inconnue.

Je sonde sa traduction à l'affût de la moindre faiblesse, et ressors largement bredouille. Nous ne sommes pas tout le temps d'accord, mais le suis-je toujours avec moi-même ? On dit que la nouvelle venue est jeune, mais elle sait visiblement où elle va. Bonne route, Patricia Lenoir.


En grec, ce n'est pas une chandelle (P.L.), ni une lanterne non plus (M.V.), mais une lampe à huile comme sur la photo de couverture.
Encore une jolie maquette...

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Qu'entends-je ? On a sa dose de Grèce ? Il serait temps de passer à autre chose ?

Retournons donc en France et parcourons-la dans des conditions idéales, guidés par le tandem Tardy-Tissier. Il suffit d'ouvrir leur gros livre, France, un voyage, publié l'automne dernier à La Martinière.

Hervé Tardy, photographe, a survolé tous les coins du pays, monté avec son barda dans un autogire, sorte de libellule volante. Les images qu'il rapporte, parfaitement reproduites, d'une incroyable variété, sont d'une telle beauté qu'on n'en croit pas ses yeux. Les performances limitées de son engin volant l'ont empêché de monter trop haut. Nous n'avons pas ici le regard de Dieu, dominateur et froid, mais celui d'un oiseau, plus humble et chaleureux. C'est la nature qui règne ici en maîtresse, nous voyons peu les humains mais nous sentons leur présence, dans les forêts de toits de certaines villes et villages surtout. De nombreuses photos urbaines ou campagnardes ont la beauté énigmatique de certaines toiles non-figuratives.

Ce qui manque un peu dans toute cette harmonie, sans doute, c'est le revers de la médaille, les coins moins reluisants, zones industrielles ou commerciales, cités de banlieue, dont l'artiste volant aurait pu tenter d'extraire le charme caché, s'il existe. Mais comment chipoter devant cet album enchanteur ? On a beau, par les temps qui courent, se sentir de moins en moins patriote, la beauté des paysages de France aide à aimer le pays, presque autant que le charme de sa langue.

Les paysages ? La langue française ? C'est le double domaine de Jean-Louis Tissier, auteur des textes du livre.

Éminent géographe et en même temps fin lettré, il fut l'ami de Gracq et le paysage littéraire n'a pas non plus de secrets pour lui. Aux images et aux textes savoureux du photographe, il ajoute sa riche contribution : notices informatives très denses, citations empruntées à ses auteurs favoris (Aragon, Giono, Mauriac, Chardonne, Colette, Pergaud, Gracq, Vialatte, Ponge, Lacarrière, Michon, Bergounioux, Réda, Bailly, Trassard...), notations personnelles où plaisir scientifique et bonheurs d'écriture se rejoignent.

«Depuis le Ménez Hom le plaisir géographique est à son comble», écrit-il avec gourmandise, mais sa jubilation est palpable tout au long de ce livre heureux.


«... la beauté énigmatique de certaines toiles non-figuratives.»
Oiseaux dans le Loir-et-Cher.

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Dominique Fabre est prof d'anglais comme je le fus, il a débuté chez Nadeau en 95 une année après moi et son nouveau roman, Les soirées chez Mathilde (L'olivier), nous emmène dans «la jolie banlieue», sur «les collines rêveuses» de Meudon et Chèvres, ces «endroits verts» à deux pas de chez moi. Il y a de moins bonnes raisons pour ouvrir un livre. Je n'ai pas résisté à la tentation.

Le héros, jeune homme un peu paumé, va et vient entre la porte de Clignancourt où il végète et cette banlieue chic où dans une grande maison de riches, invité par hasard, il a rencontré une petite bande sympathique et mystérieuse. En fait c'était dans les années 80, un autre siècle, et le narrateur aujourd'hui se souvient, le peu de chose qui s'est passé alors baignant dans une brume plutôt plus douce qu'amère.

L'ombre de Modiano plane sur cette élégie, mais de façon discrète, brume légère elle aussi. L'auteur a sa voix propre et son écriture simple en apparence, subtile si on l'écoute bien, un peu égarée avec ses trous, ses menus coq-à-l'âne, accroît subtilement l'émotion.


Mathilde rayonnait ce soir. C'était la première fois que je sentais la maison aussi vivante. La nuit, les yeux ouverts, il m'arrive d'apercevoir la maison de Mathilde comme si, quelque part, elle abritait le secret de nos vies. Sylviane est arrivée sur le tard à la fin de sa tournée. Quand j'ai aperçu les phares de la petite voiture...


Il y eut, dans le passé banlieusard du narrateur, de courts instants de grand bonheur ; le lecteur, lui, faute de moments fulgurants, se verra plutôt enveloppé lentement d'une envoûtante et voluptueuse mélancolie. Elle a, chez moi, longtemps survécu à la lecture.


La végétation cache opportunément les immeubles...
Chèvres et les bois de Meudon

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C'était bon, cette petite pause altoséquanaise, dans mes pantoufles, avant de plonger dans Infinités de Vandana Singh, chez Denoël.

Wow, quel titre !

L'auteure, née en Inde, éduquée en anglais aussi bien qu'en hindi, enseigne aujourd'hui la physique aux Etats-Unis. Infinités, son premier recueil de nouvelles, catalogué dans le genre science-fiction, est en fait à la SF pure et dure ce que la lune est au soleil : un écho assourdi. Ses histoires, situées dans son pays natal, décollent de la réalité sans jamais la perdre de vue — témoin, par exemple, la terrible nouvelle sur les pogroms mutuels entre musulmans et hindouistes, ou les descriptions de la condition féminine en Inde.

Le fantastique est plutôt dans le regard du personnage, chez cette femme qui se prend pour une planète ou cet adolescent qui voit les filles comme une espèce d'extra-terrestres. Mais c'est surtout le regard de l'auteure qui transfigure tout. Elle décrit l'Inde comme une lointaine planète. Pour elle, «la médiocrité quotidienne du monde dissimule d'étranges et merveilleuses impossibilités». Son fantastique apparaît paradoxalement comme le résultat d'une conscience aiguë de la réalité : «Elle était récemment arrivée à la conclusion que le monde où elle vivait n'était pas un espace distinct et autonome, mais bien plutôt l'intersection de plusieurs mondes. Le monde du scarabée, le monde de sa mère pilant des épices à la cuisine, le monde des échecs, où son frère affrontait le maléfique roi ennemi — et qui savait combien d'autres mondes cachés, dissimulés à son regard ?»

L'ensemble est sans doute un peu disparate, on sent que la jeune écrivaine explore encore son domaine, mais il y a là une richesse de pensée, une intense poésie, des images frappantes, bref, un vrai talent.

«...Il eut l'impression qu'elle prenait la forme de quelque horrible créature vivante. Il lui écarta les cheveux du visage en s'efforçant de ne pas trembler. À la clarté lunaire qui se déversait par la fenêtre, son visage était pareil à l'astre nocturne : piqueté de fosses et de cratères, fissuré par l'âge. Elle lui faisait l'effet d'une étrangère.»

Et comment ne pas citer l'épigraphe, lumineuse elle aussi, concernant les livres de SF :

«Ils lui semblaient refléter sa prise de conscience de l'étrangeté fondamentale du monde. Peu à peu, elle finit par comprendre que ces contes tentaient de lui communiquer d'une façon alambiquée une vérité fondamentale, qu'ils étaient tous rédigés dans une sorte de code, conçu pour tromper les snobs littéraires et égarer les lecteurs distraits.»

Pas moyen de mettre la main sur la v.o. J'ai dû me contenter de la traduction française, pas mauvaise, non, mais pas toujours d'une divine légèreté.


Titre original : The Woman Who Thought She Was A Planet
Vandana Singh, 2011

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Je devrais enchaîner sur d'épatantes nouvelles de D.H. Lawrence dans une traduction moins épatante, sur le très durassien Ravissement de Lol V. Stein qui ne m'a pas totalement ravi, sur les poèmes du russe Alexandre Blok et le théâtre du vieux Corneille, mais non, pas le temps. On y reviendra en juin.

Côté cinéma, le mois fut creux. Deux films annoncés à coups de trompette, somptueux dans leur forme, qui nous en mettent plein la vue, nous ont pourtant laissés insatisfaits Carole et moi : dans The lost city of Z, James Gray se regarde un peu trop filmer ; quant à Arnaud des Pallières, qui nous avait bluffés avec Parc, son Orpheline révèle de façon gênante sa tendance à faire le malin au lieu de raconter simplement.


Belle histoire tout de même.
The lost city of Z.

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Déceptions aussi sur le plan politique, évidemment. Cette élection présidentielle, sinistre pantalonnade, gagnée par un freluquet dépourvu d'idées et d'expérience, ou plutôt non : perdue par ses adversaires. Le candidat le plus raisonnable, le plus humain, Benoît Hamon, balayé par quatre brutes. Mélenchon plus raide et arrogant que jamais, tuant les chances de la gauche. Ce cher Cohn-Bendit sabotant le travail de toute une vie en s'acoquinant avec un banquier. Adieu Dany, on t'aimait bien...

Quel jeu de massacre.

Carole et moi avons fait de notre mieux, elle votant Macron pour combattre Le Pen et moi blanc pour combattre aussi Macron. Moins dangereux que la Hyène assurément, le jeune ambitieux n'en sera pas moins redoutable — enfin, moins lui que ceux qui manipulent sa marionnette.

Cela se confirme, hélas : il ne faut rien attendre des politiques. Ce qui me console et me rend optimiste malgré tout, c'est le réveil progressif de la société civile, c'est les initiatives citoyennes qui se multiplient. Le salut, s'il y a salut, viendra d'en bas. Mon espoir peut se résumer en quatre films vus l'an dernier : Demain, Qu'est-ce qu'on attend ?, Merci patron !, La fille de Brest. Ceux qui ne les ont pas vus, mais qu'est-ce qu'ils attendent ?


Il a fait une campagne très adroite...
En marche, mais pas sans aide.

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En juin ? Duras, Lawrence et Blok, plus Oster, Meckel, Munro, et Corneille toujours.











SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie.



2


Ce n'est jamais le meilleur, chez personne, que la politique mobilise.



3


Le capitalisme, nous ne méritons pas mieux.








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