PARTIR AVANT LA NUIT


J'avais dans les quarante ans, il y a longtemps, et je marchais dans le cortège au cimetière de Chèvres derrière le cercueil de ma grand-mère, quand sur le marbre d'une tombe j'ai lu ce nom : Noël D. (1947-1977).

Noël, mort à trente ans. Sans doute le premier d'entre nous à quitter ce monde. Nous : mes copains de l'école primaire, notre petite confrérie réunie sur la photo de classe du CM2, encadrée au mur, qui me regarde du fond d'un passé peu à peu devenu un âge d'or.

Un garçon charmant, ce Noël. Nous avions une idole commune : le footballeur Cisowski, l'avant-centre du Racing, à qui nous avions écrit ensemble. Le lundi matin nous commentions gravement les résultats du foot. Ensuite je ne l'ai plus jamais revu, ni même cherché à prendre de ses nouvelles, alors que je voyais la maison de ses parents depuis la nôtre tous les dimanches.

Du coup j'ai rôdé devant chez lui, et suis tombé un jour sur sa mère ; il avait été gravement malade, m'a-t-elle dit, sans préciser. Plus tard, je ne sais plus qui m'a dit que d'après les rumeurs, en fait, la maladie de Noël était l'amour, que la trahison d'une femme lui avait ôté tout désir de vivre. Lui si serein dans mes souvenirs, si posé. C'était l'un des deux meilleurs élèves de la classe, avec la princesse Laure. Soixante ans plus tard j'entends sa voix me disant fièrement, Je sais ma leçon sur le bout du doigt. Il était paré de l'aura du bon élève, pour qui, pense-t-on, la vie sera un long chemin fleuri. Cette fin-là ne lui ressemble pas. Ne l'ayant jamais vu adulte, je me fais de sa mort cette image idiote : un enfant commettant un acte démesuré pour son âge.

Félix, que j'ai connu plus tard en prépa, j'aimais sa bonne humeur et son sourire en coin. Je l'ai revu dans les années 90, lors d'un dîner chez un autre ancien de la même classe. Devenu prof de philo, il parlait de son métier avec ferveur. Voyant les sujets du bac, l'année suivante, il s'est jeté par la fenêtre : il avait fait l'impasse sur les trois.

Vers la même époque, le fils d'un garçon de la même prépa, René, a demandé à me rencontrer. Il avait à peine connu son père mort dans sa petite enfance et cherchait à reconstituer son image, quinze ans après, lisant les notes qu'il gribouillait sur ses livres et interrogeant ceux qui l'avaient connu. J'avais peu de chose à lui révéler ; je n'aimais pas beaucoup son père, sa curiosité maladive, son sourire crispé. C'est moi ce jour-là qui en ai appris le plus. René était malheureux ; il rêvait d'écrire et cela ne sortait pas ; cherchant à devenir journaliste, il n'avait été embauché nulle part ; il se sentait si nul qu'il a perdu l'envie de vivre, lui aussi.

Mon ancien élève Gabriel, qui comme lui voulait être journaliste, et avoir femme et enfants, mais échouait sur les deux plans, est mort l'an dernier, volontairement me dit-on, à vingt-cinq ans ; et Benoît, le fils de nos voisins à Vincennes, s'est pendu à vingt-trois ans, expliquant à ses parents dans une lettre que le monde des adultes ne lui disait rien qui vaille. Ces deux disparitions-là, frappant des jeunes du même âge que mes enfants, sont celles qui me troublent le plus.

Le souvenir de toutes ces histoires est ravivé par un nouveau drame. Je viens de l'apprendre : un autre de mes condisciples, Victor, avait fait une brillante carrière à l'Université ; il y a quatre ans, à quelques jours de son départ à la retraite et de l'hommage solennel qui l'attendait, lui aussi s'est défénestré.

On est en droit de s'étonner, surtout si l'on voit dans la retraite le moment béni où l'on pourra vivre enfin. Selon des amis de Victor, la fin de sa carrière, pour lui, marquait l'entrée dans la vieillesse, que tout le monde craint plus ou moins, mais surtout l'entrée dans la solitude : il ne s'était jamais marié, s'était toujours nourri de la chair fraîche d'étudiantes passagères, et la manne de jouvence allait s'épuiser. Mais enfin, sont-ce la les seules joies de l'existence ?

On peut s'étonner aussi qu'un enseignant prenne les hasards du bac tant à cœur, qu'un père abandonne aussi brutalement les siens, ou qu'on s'en aille en pleine jeunesse alors que la vie a tant de surprises en réserve, pas toutes mauvaises. Sans doute ces départs plus ou moins absurdes ont-ils une même cause : cette maladie qu'on appelle dépression.

Je ne l'ai jamais vécue, celle-là, mais je l'ai rencontrée dans les livres, je l'ai côtoyée chez des proches et je connais ses effets, je l'imagine comme si j'y étais plongé moi-même. Je sais que la volonté la plus forte ne peut rien contre ses ravages. Atteint par elle, on n'est plus responsable de ses actes. Dire au blessé Secoue-toi enfin ! est dérisoire. Pour le juger coupable, s'il déserte le combat de vivre, il faut être ignorant, ou insensible, ou les deux. Notre religion dominante, qui le condamne à l'enfer, fait preuve là encore d'une rigidité, d'une mesquinerie, d'une cruauté imbécile, avec cette double peine de l'opprobre ajouté à la douleur, et c'est elle qu'il faudrait condamner.

Noël, Félix, René, Gabriel, Benoît, je vous comprends, et si vous m'inspirez de la compassion, c'est pour les souffrances infernales que vous avez sûrement subies, pas pour l'acte lui-même, façon commode et peut-être unique d'y mettre fin. Défaite sans doute, mais pas faute ou déshonneur. Je n'ai jamais pensé vous imiter, mais le cas échéant, le grand âge venu avec ses douleurs et sa possible solitude, le vieux devenant un poids pour sa famille et la société, dans ces conditions, pourquoi pas ? Ce serait une bonne action. Sauf que — je l'ai appris en lisant, en regardant, cela aussi — nous sommes tous pareils : plus la vie déclinante perd son goût, plus on la goûte. Plus elle s'effiloche, plus on s'y accroche, avec un acharnement sénile. C'est quand nous ne valons plus rien que notre vieille peau nous semble avoir le plus de prix. Pourquoi, le moment venu, serais-je plus raisonnable que les autres, plus courageux ?


Illustration de Gustave Doré
La Fontaine, «La mort et le bûcheron»


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°162 en mars 2017)