Je l'ai déjà raconté jadis *, je me répète, mais c'est ma vie qui ressasse jusqu'à l'obsession : chaque année je livre le même combat titanesque, et chaque année j'en sors vaincu. Mon grand ennemi s'installe en maître chez moi, dès octobre de préférence, pour montrer d'emblée qui est le plus fort. Ensuite, cette victoire unique lui suffisant sans doute, quittant les lieux avec dédain, il me laisse tranquille et humilié pour un an.
Mais je ne baisse pas les bras. Je lutterai jusqu'au bout contre lui : contre le Rhume. Chaque année je fourbirai de nouvelles armes défensives, j'échafauderai des plans de bataille inédits. Depuis deux ans, dès l'été, je suis un traitement préventif à base de granules divers, de gouttes et de petites ampoules. Résultat : l'invasion, qui durait une semaine, s'est réduite à trois jours. Ce n'est plus qu'une demi-défaite, presque une demi-victoire et je pourrais m'en contenter, seulement voilà : le salopard, en s'en allant, me laisse toujours des bronches tousseuses et graillonneuses, et cette phase-là dure, semble-t-il, de plus en plus longtemps. L'an dernier, quatre mois plus tard, je n'avais pas retrouvé ma voix, dont j'ai besoin pour pérorer en public encore un peu. J'ai cru l'avoir perdue à jamais. Il fallait réagir, être enfin à la hauteur.
On m'a recommandé un spécialiste réputé, qui pratique la médecine chimique traditionnelle, antibiotiques, corticoïdes and co. Je l'ai essayé sans y croire. Lui-même ne semblait guère inspiré. Mon humble toux semblait constituer un défi majeur pour sa science, au même titre qu'Alzheimer et la sclérose en plaques. Il m'a prescrit je ne sais quels cachets, qui feraient effet un mois plus tard, peut-être. À la date prévue, de fait, plus de toux, mais je me suis retrouvé aphone. Une naturopathe a pris le relais, me conseillant notamment le régime à la mode : pas de gluten, pas de produits laitiers. Quelques jours plus tard ma voix revenait. Grâce au régime, ou toute seule, de guerre lasse ?
Nous sommes alors en mars. La prochaine attaque pointe à l'horizon d'octobre. Pas une journée à perdre. Carole m'aiguille vers l'acupuncture, ayant trouvé près de chez nous une piqueuse experte qui lui fait du bien.
L'acupuncture... Un jour, tout gamin, je me suis fait très mal au pied. Un médecin a planté trois aiguilles dedans et en me relevant j'ai marché sans souffrir. C'était peut-être dû, après tout, à la manipulation pratiquée juste avant par l'homme aux mains magiques, mais l'acupuncture a inspiré dès lors à l'enfant une vénération inusable.
Laure Chantenoy est une femme ni vieille ni très jeune, au physique tranquille, à la voix douce. Tandis qu'elle me pose une longue série de questions, la plupart sans rapport avec mes voies respiratoires, je repense à Lucile Cachemart, il y a vingt ans. Elle me massait l'épaule pour soigner mon genou, avec un certain succès. L'une comme l'autre sont de ces femmes d'apparence calme et discrète, dont la vue et la voix seules suffiraient presque à vous guérir.
Je m'allonge. Laure Chantenoy plante ses aiguilles un peu partout dans mon corps, au bas des jambes surtout, loin de mes bronches toujours ; elle pose dans une oreille des petits grains que je devrai régulièrement presser les jours suivants ; puis elle m'abandonne un long moment — pour vaquer à autre chose, ou parce qu'il importe que je sois seul ? J'ai fermé les yeux et ne veux pas les rouvrir. Je somnole et suis en paix. Je n'ai rien à faire qu'écouter, que goûter ce silence autour de moi, en moi. Puis Laure Chantenoy revient sans bruit, ôte les aiguilles et en me levant je reprends pied dans le réel. Rentrant à vélo chez moi, je me sens fatigué comme après un effort intense, mais léger, le corps bien irrigué, paisible. Vidé puis rechargé, comme une pile.
Entre les séances, au rythme d'une par mois jusqu'à septembre, j'ai trois exercices à faire tous les jours. L'un consiste à presser les alentours du nez, l'autre à masser la région des bronches. Le troisième est plus étonnant. Debout, les bras le long du corps, on les écarte et les lève lentement, tendus, jusqu'à ce qu'ils se rejoignent toujours tendus au-dessus de la tête ; puis on les redescend, pliés, les bouts de doigts joints ; plusieurs fois.
Quel rapport avec le rhume ? Je ne me pose pas la question. J'exécute. Quotidiennement. Au début c'est un peu une corvée, s'extraire du flot des tâches quotidiennes demande un effort, mais en quelques jours cette pause infime s'avère bienfaisante. On cesse de penser à trop de choses à la fois, et si possible on cesse un instant de penser. On fait le vide, ce qui n'est pas si simple. Il faut se concentrer. Éteindre la musique. Ôter ses chaussons pour sentir le sol. Fermer les yeux. Lever les bras en prenant son temps, tout en inspirant. À mesure que les bras s'écartent, sentir l'espace au-dessus de soi, devenir un arbre aux branches dressées vers le ciel, avant que les deux paumes se rejoignent là-haut comme les mains d'un plongeur inversé. Puis, tandis que les bras repliés redescendent avec lenteur, expirer l'air jusqu'à vider les poumons. Respirer alors une fois, plus vite, pour reprendre souffle. Puis recommencer.
Je le fais cinq fois. Pourquoi pas moins ou pas plus, je l'ignore. Cela s'est imposé. L'exercice est devenu un rituel quotidien de plus, une expérience peu à peu chargée d'une intensité inattendue, d'une béatitude insoupçonnée. Cette petite gymnastique anodine en apparence nous met en contact, par les pieds, par les bras, avec la terre et le ciel, avec l'immensité qui nous baigne.
À condition, pendant ce temps très bref, de s'y adonner tout entier. De ne plus penser à rien d'autre qu'aux mouvements du corps, à ce qui l'entoure, au rapprochement voire à la fusion des deux. Mais je n'y arrive jamais. Le moindre vide que je fais en moi suscite un appel d'air qui m'envahit de tout un fatras de pensées. Je peux, dans le meilleur des cas, chasser les préoccupations quotidiennes, réussir à peu près l'un des cinq allers-retours, mais au suivant je rechute, revivant le précédent, cherchant les mots pour le décrire, pensant au texte que j'écrirai sur lui plus tard. Et c'est ainsi que j'y reviens chaque jour, dans l'espoir sinon de réussir, du moins de faire un peu mieux. Dans l'espoir aussi, lorsque le texte sera écrit, enfin, d'être délivré de l'obsession de trouver les mots. Alors qu'en fait ce sera pire : je n'en finirai pas de ruminer des corrections.
Et le Rhume ?
Il n'est toujours pas venu. Mon précédent record était d'avoir tenu jusqu'au 12 janvier, j'écris ces lignes le 24. Mais attention, Il n'est pas loin. Par delà les petits symptômes qui vont et viennent, éternuements, toussotements, picotement dans la gorge à gauche, je sens physiquement sa présence. Il est pour moi, depuis longtemps, une personne. Un chef de guerre qui assiège ma citadelle en cherchant le point faible des murailles. Ou mieux, une bête méchante et rusée, le loup qui tourne autour de la maison des trois petits cochons, acharné, grondant et soufflant. Je suis bien au chaud dans ma tanière, mais pas question de crier victoire, il faut rester terré, aux aguets, tendu — comme si on pouvait le tenir à distance par la seule force de la volonté —, quelques jours encore et si possible jusqu'à la fin du froid. Sachant qu'il peut aussi bien me tomber dessus le premier jour du printemps. Ou plus vicieux encore, dès demain, juste après avoir lu cette page qui le nargue. Je ne connais que trop son côté susceptible, et son humour tordu.
* Progrès en vue, «Un combat sans merci».
Devenir un arbre aux branches dressées vers le ciel... |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°161 en février 2017)