Raoul Coutard, le chef op' génial de la Nouvelle Vague, vient de nous quitter. Les grands Godard, c'était lui. Et Jules et Jim. Et Lola. Les gazettes lui ont rendu hommage. Cinquante plus tard, il n'est pas encore oublié.
Quelques jours après lui, une autre figure de ces années-là est morte inaperçue. Quelques journaux se sont fendus de trois lignes bâclées, copiées sur la même source fautive, selon quoi feu Marc Michel était Suisse.
Marc Michel... Le lecteur fronce le sourcil. Ça lui dit quelque chose, peut-être, mais quoi ?
Ce n'était même pas son vrai nom, je l'ai appris du même coup ; il lui ressemble assez, ce pseudo discret, un peu fade. Cet homme a joué dans Le trou de Jacques Becker. Dans la foulée, Jacques Demy l'a engagé pour Lola, où il tient le rôle principal, amoureux transi d'Anouk Aimée. Il a réapparu, jouant le même personnage, dans Les parapluies de Cherbourg, où il épouse Catherine Deneuve.
Je ne sais ce qui me fascine autant chez lui. C'était un bon, un très bon acteur, pas un monstre sacré. Peut-être l'aura de mélancolie qui l'entoure ? Tout ce qu'on voit de lui dans ces trois films sue la tristesse. Dans Le trou, récit d'une évasion manquée, c'est lui qui trahit ses camarades ; la seule réplique dont je me souvienne, c'est tout à la fin, quand l'un des prisonniers découvrant sa trahison lui lance tristement : Pauvre Gaspard... On dit que lors du tournage Becker n'était pas content de lui, et que Demy, lui faisant remplacer Jean-Louis Trintignant au pied levé, l'aurait un peu snobé lui aussi. Dans Lola, son personnage, mal dans sa peau, amoureux déçu, traîne sa déprime tout au long du film avant de s'exiler. À son retour, dans les Parapluies, tout semble s'arranger, il a fait fortune, il épouse la très jeune fille qu'il aime, mais celle-ci, enceinte d'un autre, lui cède à contrecœur pour sauver les apparences. La scène du repas à trois entre lui, la mère et la fille est sinistre ; privé de sa voix (son rôle étant chanté par un autre) et affublé d'une moustache qui sent le postiche à plein nez (sans doute pour le vieillir, il est un peu jeune pour le rôle), le malheureux acteur apparaît douloureusement guindé — comme l'exigeait la scène. On devine l'avenir de ce couple, la jeune épouse le trompant, ou le plaquant, ou se livrant à je ne sais quelles horreurs. Demy était capable de tout. Avait-il prévu de donner une suite aux tristes aventures de ce Roland Cassard ?
La beauté du jeune acteur, son charme mélancolique, lui promettaient de beaux lendemains. Après ce brillant début, pourtant, il a poursuivi une carrière en demi-teinte, cinéma, télévision, théâtre, sans jamais retrouver les têtes d'affiche. Comme s'il avait perdu l'état de grâce. Serait-ce la faute de son grand rôle, de ce Cassard lui collant à la peau au point de l'empêcher d'entrer dans celle d'un autre ? Je l'ai revu des années plus tard, au théâtre, dans une pièce de Pinter je crois ; je ne l'ai pas reconnu dans ce monsieur d'âge mûr un peu empâté. Ce n'était pas lui. Sa présence me gênait comme une imposture. J'étais gêné de le voir jouer un autre rôle. Cependant je crois que j'aurais aimé, à l'époque déjà, rencontrer l'homme et l'interroger sur son passé ; tâcher de savoir comment il vivait son déclin professionnel, quels sentiments il nourrissait à l'égard de ce salaud de Cassard qui l'avait d'une certaine façon vampirisé, vidé de sa substance.
Je ne sais pourquoi j'écris sur lui. Pourquoi la mort d'un acteur oublié, d'un homme que je n'ai pas connu, me remue à ce point. Ce n'est pas raisonnable. Ce mystère, évidemment, est lié à un autre, à l'étrange pouvoir qu'un petit film des années 60 a sur moi — pouvoir dont on dirait qu'il s'aggrave au fil du temps. J'ai connu une femme, autrefois, qui ne pouvait voir Lola sans verser des torrents de larmes. Comme je la comprends. S'agissant de Lola, l'expression film-culte, galvaudée, redevient pour moi fraîche, belle et juste. Tout ce que j'ai vécu de plus beau dans ces moches années 60, à commencer par cet émerveillement : la découverte du cinéma, s'est concentré dans ce film et quelques autres ; tout ce qui touche à celui-là est désormais vaguement sacré. À chacune de mes visites à Nantes je vais me recueillir dans le passage Pommeraye, mon église à moi. Et qu'importe si les objets du culte et les desservants — caméras, techniciens, acteurs — ont déserté ce lieu : désormais vide, il m'apparaît plus que jamais hanté.
Mais si Lola est un peu plus qu'un film, c'est aussi que certains de ses personnages, réapparaissant plus tard dans d'autres histoires, et faisant ainsi déborder celle-ci hors de ses étroites limites, acquièrent une vie autonome. Je crois — c'est idiot, je le sais — que dans un sens Roland Cassard a existé pour moi, que l'acteur et le personnage se sont mélangés en moi indissolublement, que la mort de l'un est aussi celle de l'autre, et j'ai beau trouver ça idiot, je ne peux m'empêcher de me dire, le cœur serré : La poisse a-t-elle fini par le lâcher avant qu'il nous quitte, ce pauvre Cassard, ce cher vieil ami perdu ?
Marc Michel, Anouk Aimée, Nantes, Lola |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°160 en janvier 2017)