Depuis ma naissance, voilà soixante-neuf automnes, le coin n'a guère changé. Dans le bureau que j'ai installé tout en haut de la maison de famille il y a dix ans, je n'ai qu'à détourner les yeux de l'écran pour apercevoir à ma droite ce bout de paysage tranquille qui pourrait presque faire croire à la permanence de toutes choses. Sur le coteau d'en face, parmi les arbres, deux ou trois petits immeubles et quelques grandes et belles maisons. Je reconnais de loin celle de Hetzel, l'éditeur de Jules Verne, celle, à peine moins cossue, de feu le docteur Avenier qui me soignait jadis, celles d'Emmanuel et Denis mes copains d'école, celle de Joseph mon ancien élève.
Cette grande et longue bâtisse blanche au toit d'ardoise derrière les arbres du square Carrier-Belleuse, c'est l'ancienne manufacture de porcelaine, qui fut ensuite pendant soixante ans, de Jules Ferry à Pétain qui la ferma, l'École normale supérieure de jeunes filles. Les premières femmes qui enseignèrent en lycée dans ce pays ont appris là le métier ; derrière le bâtiment, le parc étroit que j'entrevois, toujours désert en apparence, est pour moi peuplé par les fantômes de ces demoiselles que j'eusse été si ému de rencontrer. Je les guette parfois, on ne sait jamais. Le fameux Lycée de Sèvres fut installé dans ce lieu afin qu'elles se fassent la main. Ma mère y passa toute sa scolarité, et moi mes années d'école primaire. La maternelle, appelée alors Jardin d'enfants, avait pour cour de récréation un vrai jardin, où je me cachais parfois sous le grand arbre vert sombre qui émerge du mur là-bas.
Elles n'ont pas tout à fait disparu, les normaliennes : dans le Centre international d'études pédagogiques installé là désormais, on continue d'enseigner l'enseignement. Tous ces stagiaires venus du monde entier, c'est pour moi un bonheur de plus, une impression de travail utile, de permanence. Un courant de vie, d'énergie émane de ces lieux, mais chose étrange, aux nombreuses fenêtres de cette ruche si bien pleine, je ne vois jamais personne. Un enfant dans le square, qui apparaît et disparaît sur sa balançoire minuscule, est le seul être vivant dans le tableau.
La Grande rue si fréquentée qui pétarade juste en bas, sous notre jardin, est audible mais invisible, comme par magie, ainsi que le gymnase d'en face ; il faut se pencher pour distinguer au loin à gauche, sous la colline de Brimborion, derrière un rideau de verdure, le flot incessant des voitures sur la nationale 118. Quant à notre petit jardin, que les soins de Carole ont rendu plus beau que jamais, qui nous fournit tomates, artichauts, radis, salades, pommes, framboises, noisettes et que sais-je encore grâce aux méthodes ultra-modernes et très anciennes de la permaculture, je n'ai même pas besoin de le voir, tant est palpable et bienfaisante sa présence.
Il y avait en bas, en face, autrefois, un grand arbre qui fut abattu par la foudre sous mes yeux d'enfant. Un autre plus modeste le remplace, et aujourd'hui, en cette belle fin d'après-midi d'automne, ses feuilles semblent capturer la lumière — une lumière comme on en voit peu, dorée, limpide, qui donne à tout ce qu'on voit, comme dans ces anciens appareils stéréoscopiques, un relief extraordinaire.
Aux arbres du fond, derrière les bâtiments, voici les premières ombres rousses, sous un ciel immense d'un bleu pâle un peu fatigué ; on aperçoit aussi la flèche d'une grue, car on construit là-haut sur le plateau, dans le quartier des Bruyères, on démolit de vieilles maisons ; menu détail, menace infime, rappel que rien n'est éternel. Comme si on ne le savait pas.
Ma vie, elle aussi, est parvenue à son bel automne, et tout compte fait c'est peut-être la plus belle saison. On aimerait arrêter le déroulement du film, conserver la lumière de cette fin d'après-midi, ce moment parfait, mais non. On ne le trouverait pas si beau s'il pouvait durer. Que vienne l'hiver. Du moment qu'il n'est pas trop pressé.
Le square Carrier-Belleuse, plus beau que jamais, et le CIEP au fond. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°158 en novembre 2016)