LETTRE À HIRAKLIS PAPALÈXIS


On dit qu'en Grèce, les morts sont plus vivants qu'ailleurs, Hiraklis, et en ce qui te concerne c'est très vrai. Près de quinze ans après ta mort, je te vois et j'entends ta voix comme si nous nous étions rencontrés la veille.

Pourtant, tout compte fait, nous nous sommes peu fréquentés pendant deux décennies. Tu avais trente ans et moi un peu plus quand nous avons fait connaissance là-bas. J'étais au début de mon aventure grecque et cherchais des poètes contemporains à traduire ; une amie commune m'a aiguillé vers toi. Tout jeunes, vous aviez milité ensemble. La Grèce possédait alors, après la dictature, deux partis communistes : celui «de l'extérieur», lourdement stalinien, et celui dit «de l'intérieur», le Koukouès, le vôtre, qui récoltait 2% des suffrages aux élections ; on y retrouvait pratiquement tous les intellectuels du pays, et eux seuls.

Devenu journaliste dans une revue littéraire, Diavàzo, tu côtoyais et tutoyais tous les écrivains grecs. Tu m'as introduit auprès d'eux, m'as conseillé dans mes lectures, m'as filé des livres, m'as fait envoyer la revue gratuitement jusqu'à ta mort et j'ai même écrit des articles pour elle, à ta demande. Nous sommes devenus amis. Tu aimais le français et rêvais de le parler couramment. L'année où tu as passé tes vacances à Paris pour suivre des cours de langue, j'emmenais ma famille en Grèce pour le mois d'août et nous t'avons prêté notre appartement. Au retour, sur le livre d'or, nous attendaient une trentaine de signatures : tu avais hébergé tes nombreux amis grecs de passage, avec une générosité toute hellénique. Aujourd'hui encore, en Grèce, des inconnus m'abordent pour me dire Merci, c'était bien chez toi.

À chacun de mes séjours athéniens, je passais te voir à ton bureau dans le quartier d'Exàrkia. Nous échangions les nouvelles professionnelles et prenions rendez-vous pour dîner ensemble. Par une belle soirée d'août, à la fraîche, dans une taverne tranquille, nous nous racontions nos vies. Ce rituel, j'y tenais profondément. Je confirmais ainsi mon lien avec ton pays. Je faisais le plein de ferveur. Tu étais mon intercesseur et mon guide.

Un jour, quelques années plus tard, tu m'as dit que non, cette fois tu n'avais pas le temps. La fois d'après, même chose. J'ai continué de passer à ton bureau, sans plus rien te proposer, en espérant que tu prendrais l'initiative, et pour finir en n'y croyant plus.

À vrai dire, tu avais des excuses. Âme de la revue Diavàzo depuis le début, tu en étais devenu le rédacteur en chef, puis le directeur. Tu lui consacrais de longues matinées, après quoi, l'après-midi, tu la quittais pour une autre, Ithaca, fondée par toi, animée par toi, destinée à faire connaître les auteurs grecs au public étranger. Parallèlement, tu avais créé une série de prix littéraires, devenus populaires aussitôt, dont le sérieux avait de quoi faire rougir la plupart des nôtres. Les rares soirs sans manifestation littéraire — cela n'arrête pas là-bas —, tu retrouvais ta famille : après des années de célibat endurci, l'âge venant, tu t'étais résolu à fonder un foyer. Au fait, quand lisais-tu ? La nuit, j'imagine.

Quand je pense à tous ces crétins qui voient dans les Grecs un peuple de flemmards...

C'était surhumain. Tu avais cinquante-deux ans, et ta fille sept ans, quand ton cœur a lâché sans préavis. Les trois anges noirs du Grec — surmenage, tabac, café — ont fini par avoir ta peau. En m'annonçant la nouvelle, un ami commun, poète grec, sanglotait au téléphone. Il paraît qu'à tes funérailles on a versé des torrents de larmes. Les Occidentaux se contiennent davantage sans doute, et je suis l'un d'eux incurablement, mais je crois de plus en plus, chers amis Grecs, que c'est vous qui avez raison.


Quand on m'a demandé l'autre jour d'écrire sur la Grèce, j'ai aussitôt pensé à toi. Cela t'étonne, vraiment ? La Grèce, vois-tu, pour beaucoup de gens, c'est l'Antiquité si brillante, la mer et les îles sous un éternel soleil. Mais moi quand je pense à elle, je ne me transporte pas sur l'Acropole ou à Santorin, je ne danse pas avec Zorba, je me retrouve dans un bureau d'Athènes étroit, grisâtre, enfumé où une espèce de Sisyphe se crève au boulot, bataillant contre mille obstacles comme Don Quichotte, s'acharnant à faire exister quelques belles idées, pestant contre les pesanteurs d'un pays où tout reste à organiser, où tout est difficile, peinant toujours, jamais vaincu ; j'entends ta belle voix grave, sombre comme ta barbe et ta chevelure, je revois ton malicieux sourire soudain, ce sourire dont tes amis aujourd'hui me parlent tous et dont le bureau sinistre se trouvait alors illuminé, ce sourire qui réveille l'espoir et l'envie de se battre jusqu'au bout. La Grèce pour moi, c'est toi, Hiraklis.



Hiraklis Papalèxis
Hiraklis Papalèxis


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°157 en octobre 2016)