Dans Comme il vous plaira de Shakespeare, un personnage compare la vie d'un homme à une pièce de théâtre, dont les sept actes sont nos âges successifs :
At first, the infant,?
Mewling and puking in the nurse's arms.?
Then the whining schoolboy, with his satchel?
And shining morning face, creeping like snail?
Unwillingly to school. And then the lover,?
Sighing like furnace, with a woeful ballad?
Made to his mistress' eyebrow. Then a soldier,?
Full of strange oaths and bearded like the pard,?
Jealous in honor, sudden and quick in quarrel,?
Seeking the bubble reputation?
Even in the cannon's mouth. And then the justice,?
In fair round belly with good capon lined,?
With eyes severe and beard of formal cut,?
Full of wise saws and modern instances;?
And so he plays his part. The sixth age shifts?
Into the lean and slippered pantaloon,?
With spectacles on nose and pouch on side;?
His youthful hose, well saved, a world too wide?
For his shrunk shank, and his big manly voice,?
Turning again toward childish treble, pipes?
And whistles in his sound. Last scene of all,?
That ends this strange eventful history,?
Is second childishness and mere oblivion,?
Sans teeth, sans eyes, sans taste, sans everything.
Jean-Michel Déprats l'a traduite ainsi :
D'abord le nouveau-né,
Vagissant et bavant dans les bras de nourrice.
Puis l'écolier geignard, avec son cartable
Et son visage frais du matin, qui, comme un escargot,
Se traîne à regret à l'école. Et puis l'amoureux,
Soupirs de forge et ballade dolente
Sur les sourcils de sa maîtresse. Puis, le soldat,
Plein de jurons étranges, poilu comme la panthère,
Jaloux de son honneur, violent, et prompt à la querelle,
Recherchant la bulle d'air de la gloire
Dans la gueule même du canon. Puis, le juge de paix,
Beau ventre rond doublé de chapon fin,
Œil sévère et barbe bien taillée,
Plein d'augustes dictons, d'exemples rebattus,
Et c'est ainsi qu'il joue son rôle. Le sixième âge tourne
Au Pantalon décharné, en pantoufles,
Lunettes sur le nez, bourse au côté,
Les hauts-de-chausses de sa jeunesse, bien conservés, sont trop larges d'un monde
Pour ses jarrets amaigris, et sa grosse voix d'homme,
Retournant au fausset de l'enfance,
A le son de la flûte et du sifflet. Le tout dernier tableau,
Qui clôt cette histoire étrange et mouvementée,
C'est la seconde enfance et la mémoire absente,
Sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien.
Cette fameuse tirade, mise dans la bouche d'un personnage misanthrope et plein d'esprit, n'a longtemps été pour moi qu'un morceau de bravoure provocateur, excessif : bafouer ainsi notre identité, casser l'être humain en petits morceaux, ce n'était pas sérieux. Puis, les années passant, j'ai vu autour de moi l'âge modifier les corps et les âmes, certains revenants surgir du passé, trente ou cinquante ans après, méconnaissables, et l'apparente boutade shakespearienne a changé pour moi de sens, elle aussi. Je ne sais plus trop quoi penser d'elle et de la vie humaine en général. Tantôt je suis frappé par ces ruptures entre soi et soi, ces revirements, ces reniements qui nous font mourir plusieurs fois dans une vie, et cela m'attriste ; tantôt, à travers nos avatars successifs, je vois réapparaître une continuité sournoise, un destin inéluctable et c'est peut-être pire encore.
Jetant un coup d'œil sur mes bientôt sept décennies, je remarque d'abord un gouffre entre le garçonnet fasciné par les chevaliers du Moyen-âge ou les maréchaux de Napoléon et l'antimilitariste non-violent d'aujourd'hui, entre l'ado effrayé par les filles et le vieil homme que les femmes rassurent, et cela me semble aller dans le sens d'un progrès — avant de retrouver bientôt en moi, artistement dissimulé par divers bricolages fragiles, l'enfant prétentieux, capricieux et trouillard que je fus.
Dans Frère du précédent, de J.-B. Pontalis, je tombe sur cette phrase : «Elle peut être si lassante, à la longue, cette compagnie avec soi-même !» Ainsi donc, il n'est pas seul de son espèce, Michel qui s'emmerde avec Volkovitch ! Pontalis, dont la vie fut si diverse, homme passionnant vu de l'extérieur, Pontalis lui-même en avait ras le bol d'être Pontalis !
À force de vivre avec soi, on se connaît, on voit clair dans son je, on a fait le tour, on tourne en rond. Nos défauts nous chagrinent évidemment, nos petites manies nous soûlent un peu, nos qualités elles-mêmes deviennent un poids. On ne se surprend plus. On ne se fait plus rire. Lorsque face à un public je sors pour la nième fois ce que j'ai de mieux dans mon stock de formules ou de blagues, mes auditeurs ne protestent pas — ils changent à chaque fois —, mais je m'en charge pour eux, je soupire in petto, pfff, pauvre clown. Il faudrait s'astreindre à se renouveler sans cesse, ce qui implique plus de richesse intérieure que je n'en dispose, et quand bien même, se renouveler sans cesse au bout du compte c'est faire du changement une habitude, et de nouveau on tourne en rond, on n'en sort pas.
Devenir acteur, avoir pour métier d'être un autre ? Trop tard pour moi. Et puis les acteurs, pour ce qui est d'oublier qui ils sont... Chez beaucoup d'entre eux, loin de disparaître sous le masque, l'ego gonfle à en éclater.
C'est terrible quand on y pense : on est condamné à être soi. On se colle à la peau. Certains personnes réussissent à disparaître, à commencer une nouvelle vie, changeant de nom et d'apparence, mais tous les faux passeports et toutes les chirurgies esthétiques du monde n'y changeront rien : on a beau fuir, si loin qu'on aille, on s'emporte plus ou moins bien caché au fond des soutes.
J'ai lu jadis dans un livre de science-fiction (Le monde du à de Van Vogt ?) une histoire qui n'a cessé de me fasciner : un homme se retrouvait enfermé dans la peau d'un autre, très différent de lui ; il s'efforçait d'imposer ses sentiments, sa volonté à cet être faible et mou. Il n'y avait pas là un esprit logé dans un corps, c'était bien plus subtil et vertigineux : le corps déborde sur l'esprit, la séparation n'existe pas, l'homme devait lutter aussi contre les pensées de l'autre ; il était à la fois lui-même et cet autre. Oui mais là aussi, sans jamais cesser d'être lui-même au fond. On n'en sort pas.
On n'en sort pas, et tandis qu'on devient vieux, qu'on voit autour de soi ceux de la génération d'avant, qu'on avait connu jeunes, toucher le fond de la vieillesse, sans yeux, sans dents, sans rien du tout, la drôlerie du texte shakespearien s'estompe devant sa fin terrible. Le pire, plus que la décrépitude physique, étant le désastre moral : pour une personne qui fait une belle fin, combien de vieux débris sans cesse plus égoïstes, autoritaires et méchants ? Une fin sinistre dont on ne sait si elle fait apparaître un moi ultime flambant neuf, annulant les précédents, ou le moi véritable, trop longtemps réprimé, qui attendait dans l'ombre.
Pour ne pas assombrir les belles années qui me restent, je me dis de ne pas m'inquiéter. Dans le très grand âge, sans doute, l'ennui d'être soi s'efface, tué par le gâtisme, ou éclipsé par une envie forcenée de vivre, et tant pis si l'on vit avec soi-même. Et surtout, le naufrage final n'est pas une fatalité : penser à Maurice Nadeau, qui travailla jusqu'à sa mort à cent-deux ans sans perdre ses facultés ni sa bienveillance, ou à ma mère dont la fin fut si digne et discrète, si conforme à ce qu'elle avait toujours été, penser à ces deux-là réveille quotidiennement mon courage.
Au fond, c'est simple : pour ne pas s'ennuyer avec soi, il faut penser à autre chose. Ne pas trop s'aimer, ne pas se haïr non plus. Se traiter avec un mélange souple d'exigence et d'indulgence, avec le détachement qui convient. Avoir un but devant soi qui occupe toutes nos pensées.
Que voilà une belle conclusion ! Je pourrais m'en tenir là, s'il n'y avait le sentiment que je retrouve toujours en terminant une page : celui de n'être pas allé au bout, d'avoir dévié, manqué quelque chose, jeté un filet trop petit ou troué sur un banc de poissons trop grand — un sentiment confus que j'ai ici plus nettement que de coutume. Est-ce l'expérience qui aide l'œil du pêcheur à mieux voir tout ce qui le fuit au fond des eaux ? Ou la vieillesse qui affaiblit sa main ?
Le monde est un théâtre... |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°153 en juin 2016)