L'automne dernier, entre Nantes et Angers, j'ai goûté plus que jamais à la douceur angevine. À Saint-Florent-le-Vieil, petite ville somnolente au bord du fleuve tranquille, le temps était d'une rare clémence et les amis de Julien Gracq, rassemblés comme chaque année, se révélaient charmants. Quant au grand homme, qui avait commencé puis terminé là sa vie, et que j’imaginais sec et ombrageux, ils me le décrivaient sous les traits d’un vieux monsieur aimable. Il y avait bien, de l'autre côté du pont sur la Loire, une île appelée Batailleuse, mais je l'imaginais baptisée ainsi en souvenir de fabuleuses parties de gendarmes et voleurs, dans les années 20, entre le futur écrivain et ses copains d'école. Saint-Florent-le-Vieil ? Un havre douillet, un refuge.
Eh bien non. L'histoire de la ville dégouline de sang. Les atrocités culminèrent à la Révolution, quand Vendéens et Républicains s'étripèrent avec une égale férocité. 1793 : les Républicains ayant massacré des centaines de Vendéens blessés dans un hôpital, les Vendéens décident d'exécuter en représailles des milliers de Républicains emprisonnés dans l'église de Saint-Florent. Le marquis de Bonchamps, chef de l'armée vendéenne, alors mourant, leur fait grâce, événement que l'envoyé de la Convention, un certain Antoine Merlin de Thionville, commente en ces termes :
«Ces lâches ennemis de la Nation ont, à ce qui se dit ici, épargné plus de quatre mille des nôtres qu'ils tenaient prisonniers. Le fait est vrai, car je le tiens de la bouche même de plusieurs d'entre eux. Quelques-uns se laissaient toucher par ce trait d'incroyable hypocrisie. Je les ai péroré, et ils ont bientôt compris qu'ils ne devaient aucune reconnaissance aux Brigands... Des hommes libres acceptant la vie de la main des esclaves ! Ce n'est pas révolutionnaire... N'en parlez pas même à la Convention. Les Brigands n'ont pas le temps d'écrire ou de faire des journaux. Cela s'oubliera comme tant d'autres choses.»
Curieux tout de même : les massacres mutuels d'alors m'indignent moins, dans un sens, que ces quelques lignes du citoyen Merlin. On ne peut pas faire la guerre sans tuer, mais refuser de saluer un beau geste de l'ennemi, violer la vérité avec un tel cynisme, c'est le comble de la bassesse. Ce Merlin fut d'ailleurs l'un des acteurs les plus cruels d'une époque pourtant riche en brutes sanguinaires — avant d'aller plus tard, lui qui avait réclamé en trépignant la mort de Louis XVI, pleurnicher pardon aux pieds de Louis XVIII en invoquant des «erreurs de jeunesse». Il n'aura été ni le premier ni le dernier à débander ainsi, ce pauvre type.
La lettre de Merlin — et cela aussi, c'est curieux — a réveillé en moi un très vieux souvenir enfoui. Juste après 68, dans un amphi de la Sorbonne, notre cours d'anglais vient de commencer lorsqu'un prof suivi de ses étudiants irrupte et nous déloge sans douceur excessive. Mes voisins m'apprennent que c'est Albert Soboul, le grand historien de la Révolution française.
Quel rapport, grands dieux, entre Soboul et Merlin, entre mon épisode minuscule et les violences révolutionnaires ? Soboul, à l'époque, je le connais à peine ; c'est un communiste notoire (il restera au PCF jusqu'à sa mort !), je le suppose hagiographe des grands révolutionnaires, et son nom lourd et brutal, où pointe un museau de bouledogue, m'aide à construire un personnage de Sans-culotte violent. Et d'ailleurs, me dis-je aujourd'hui, le communisme n'a-t-il pas, comme Merlin-la-Terreur, pratiqué le mensonge sans le moindre état d'âme, l'élevant même à la hauteur d'un art, d'une religion ?
Je suis probablement injuste avec le vrai Soboul, mais je n'y peux rien : la Révolution française est pour moi un sujet passionnant, mais inconfortable. Je sais de moins en moins ce que je dois en penser. Oh bien sûr, l'abolition des privilèges, je suis pour, et les soldats de l'an II chantés par Hugo m'émeuvent encore comme quand j'étais gamin. Mais le fanatisme crétin, les innocents assassinés, les œuvres d'art détruites... Je considère les Robespierre et les Saint-Just avec un mélange nauséeux d'admiration, de sympathie indulgente et d'horreur. De l'autre côté, même chose : il y avait parmi les nobles une majorité de petites merdes arrogantes et de fieffés imbéciles, mais aussi, sûrement, des gens très bien. Et je n'aurais sûrement pas voté la mort de ce pauvre Louis XVI, quelle idée. Bande de ploucs.
Mais pourquoi remâcher ainsi ce passé lointain ? À cause de l'actualité, pardi. N'a-t-elle pas des allures de fin d'Ancien Régime ? Une petite caste au pouvoir, tournant le dos à la réalité, arc-boutée sur ses privilèges et ses richesses, face à une population qui gronde sourdement : on s'y croirait. Tout peut arriver bien sûr, l'imprévisible surtout, et il se peut même que rien n'arrive. Nos maîtres d'aujourd'hui semblent bien mieux armés que ceux d'alors, et le nouveau mouvement qui vient de surgir à Paris ne sera sans doute qu'un pétard mouillé. Mais si j'accueille cette Nuit debout avec tant de soulagement, de sympathie (quant à l'espoir, attendons un peu), c'est pour son côté bon enfant, non sectaire, non violent. Je reste allergique à la violence. Même si la colère m'étouffe quotidiennement désormais, même si je voudrais voir en prison certains banquiers, certains patrons, même si je voterais volontiers la déchéance de nationalité pour ces minables qui ont voulu l'inscrire dans la Constitution, je suis toujours opposé à la peine de mort, y compris pour ceux qui la méritent, dictateurs assassins, milliardaires affameurs du peuple ; si je voyais un flic violent tabassé, j'aurais beau me dire qu'il l'a bien cherché, mon premier geste pourrait bien être de voler à son secours, ce dont la trouille seule m'empêcherait ; et si je comprends qu'on ait envie de casser les vitrines des banques, je me demande si cela peut faire avancer les choses.
Quelqu'un en moi me répète que je n'ai rien compris. J'entends des voix : dans l'oreille droite un type martèle en boucle qu'on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs, tandis qu'un autre me serine dans l'oreille gauche qu'on ne fait pas la révolution en habit de gala. Voilà comment raisonnent les hommes, les vrais, ceux qui savent. De quelque bord qu'ils soient, même message, même langage. Quant aux naïfs qui refusent la violence, qui croient qu'on peut faire bouger les choses sans forcément tout casser, ceux-qui-savent se moquent d'eux plus ou moins finement. Leur profond plaisir : traiter les non-violents de Bisounours.
Ah, les Bisounours... Ces derniers temps, cette injure-là traîne partout. C'est devenu un cliché, un tic nerveux, un cri de ralliement des imbéciles — ceux de droite surtout, les plus nombreux depuis toujours. Neuf fois sur dix, d'après mes pointages, celui qui vous donne du Bisounours est une cervelle molle. Du coup, l'étiquette infamante se change en éloge. Je ne suis pas fâché, pour ma part, d'être vu comme un gentil nounours par les hyènes, les vipères et les ânes.
Attention : le statut de Bisounours n'est pas pour moi un acquis définitif, mais un état supérieur, idéal, difficile à atteindre et plus encore à conserver. Si j'ai pu jusqu'ici, dans ma vie comme dans mon métier passé d'enseignant, appliquer la méthode bisous avec un certain succès me semble-t-il, c'est que la vie a été clémente avec moi. Elle ne m'a jamais donné envie de mordre. Rester calme et doux quand elle vous bastonne trop souvent et trop fort, sacré défi ! Si l'on devenait soudain méchant avec moi, ou encore plus méchant qu'aujourd'hui avec les autres, je ne sais si j'aurais la force de rester jusqu'au bout Bisounours. Les ours enragés, ça existe. Aujourd'hui déjà, mes pages d'écriture ne sont pas toujours des modèles de mansuétude — celle-ci en tête.
Et si, dans quelques mois, par exemple, certains allaient foutre le feu à des engins de chantier dans le bocage nantais éventré, je détournerais pudiquement les yeux.
Je dirais aux keufs : Désolé, j'ai rien vu !
Et aux petits gars : Merci les mecs ! Grâce à vous il reste une lueur d'espoir.
Paris, janvier 2015. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°152 en mai 2016)