Le traducteur, animal sédentaire, solitaire ? Mon œil ! D'accord, il passe des heures et des jours chez lui devant son écran magique, bien au chaud dans un cocon de livres et de dictionnaires, oui mais les années passent, peu à peu il se fait connaître, il est invité ici ou là, par des associations, des librairies, des bibliothèques, des facs, des festivals ; il prend le train, parfois même l'avion, et tant que la cadence n'accélère pas trop — deux interventions par mois semblent l'idéal — un équilibre, une harmonie s'installe dans la vie de l'heureux homme, entre pantoufles et semelles de vent.
Il va, il vient. Il cause, il pérore, il s'écoute. Quand il a devant lui plus de quarante personnes, soit davantage que d'élèves autrefois dans ses classes, il est pris d'une ivresse, mais les petits auditoires, plus fréquents, ont les charmes à peine moins grisants de l'intimité. L'âge moyen des spectateurs est certes supérieur au sien, pourtant respectable, mais ses préjugés anti-vieux faiblissent à mesure qu'il vieillit, et au milieu d'une telle assistance parfois la présence d'un jeune visage, incongrue, lumineuse, prend des allures de miracle : ainsi donc, il y a encore des jeunes qui lisent ! la lecture ne mourra pas tout de suite !
Il s'émerveille, le traducteur, de ce qu'on vienne l'écouter (lui-même ne se déplacerait pas pour si peu), et qu'on l'écoute sans bavardages ni somnolences trop visibles. Tout en déballant ses histoires il observe ses victimes du coin de l'œil, il les compte et recompte avidement. Ce qu'il aime plus que tout, c'est lire à haute voix ses traductions : plaisir profond, comme celui du musicien qu'il fut — mais sans le trac abominable d'autrefois, lire les mots étant tellement plus facile. Plaisir et soulagement surtout : la prose ou la poésie s'envole du papier enfin, devient créature sonore — tel est son destin. Et lire soi-même, pas trop bien sans doute, lui évite au moins d'entendre son travail massacré par d'autres.
Après avoir monologué, il dialogue avec ses auditeurs, puis certains viennent lui parler en privé. S'ils sont là, tous ces gens, c'est de leur plein gré, gagnés d'avance ; ils ne viennent pas critiquer, mais féliciter, remercier l'orateur, lequel se laisse volontiers bercer par ces louanges. Vu la maigreur des rémunérations financières, ce trésor de paroles est sa plus grande richesse. Et le jour où lors d'une signature une dame inconnue lui lance (devant témoins, il est vrai, ce qui réduit la portée de l'événement), «Je viens vous déclarer mon amour», il croit rêver, il ne se sent plus, il remercie en bafouillant comme une vierge. Plus tard il va longuement tourner et retourner en lui la petite phrase, la savourer comme un bonbon qui fond dans la bouche.
Il s'est inventé un nouveau jeu : fonder une maison d'édition minuscule pour publier les poètes qu'il traduit — presque tous contemporains, circonstance aggravante. Les livres qu'il ne dépose pas dans des librairies amies ou qu'il ne vend pas par correspondance, il les trimballe avec lui pour les proposer au public. Il bonimente, rend la monnaie, rentré à la maison il compte ses sous et c'est doux comme dans l'enfance quand on jouait à la marchande. On a balancé la valise verte à roulettes qui grince horriblement, qui donnait de l'aventure une image trop misérabiliste, la bleue toute neuve roule dans l'huile que c'en est jouissif, et quelle ivresse là encore, de retour chez lui, les rares fois où il peut la soulever d'une main, si légère, vide ou presque !
Quelques livres vendus : son seul salaire, le plus souvent. Les temps sont durs pour la culture, les pouvoirs publics s'en tamponnent, les hommes politiques ne lisent plus et leurs électeurs de moins en moins. Les associations culturelles comptent leurs derniers sous. L'itinérant a encore droit, tout de même, au minimum vital : on lui paie le voyage, on vient le chercher en voiture à la gare, après la séance on l'invite à dîner, on le loge gratos à l'hôtel ou (mieux encore) chez l'habitant, et il repart le lendemain à l'aube. Il n'a pas eu le temps de visiter l'endroit, mais pas de regrets : le boulot avant tout. Il a fini par se croire investi d'une mission, le petit bonhomme, il transporte une foule d'écrivains avec lui, tout un pays, il a charge d'âmes. Visiter ? Il reviendra une autre fois, si ça se trouve, et se contente pour l'instant de doucement rêver à ce qu'il a entrevu, comme ces chemins aperçus dans le TGV du retour, que l'âge l'empêchera bientôt d'explorer, et qui s'éloignent paisiblement vers des terres inconnues.
Au fil de ses vadrouilles il voit peu à peu se dessiner une carte de France, carte secrète pour initiés, réseau d'oasis, de lieux chaleureux où des poignées de fidèles pratiquent encore le rite ancestral de la lecture. On y retrouve la plupart de nos grandes villes bien sûr, mais aussi d'autres plus obscures et même d'improbables villages. Que la poésie soit honorée à Bordeaux, sur une charmante petite place, grâce à l'épatante librairie Olympique, passe encore ; mais que des festivals entiers se tiennent dans des coins perdus comme Die dans la Drôme ou Lagrasse dans l'Aude, qu'on y soit dorloté par les organisateurs et entouré de nombreux auditeurs, qui l'eût cru ! Et Trentels, au fin fond du Lot-et-Garonne, 800 habitants, où le voyageur va parler un soir devant 250 personnes ! Elles sont venues, il est vrai, pour la musique, lui-même ne fait que lire ses traductions des chansons avant que les musiciens ne les jouent, et quand bien même ? Il y a de quoi chanter alléluia.
Toutes les virées ne sont pas aussi féériques. Notre homme débarque un jour en janvier dans une bourgade au fin fond du Massif Central. Les rues sont vides. On l'envoie déjeuner dans le seul restaurant ouvert dont il sera le client solitaire. Puis, sur les lieux de la manifestation, le président lui serre distraitement la louche sans lui adresser la parole. Cinq minutes avant le début de la séance, pas un seul auditeur en vue. Il en viendra finalement une vingtaine, de loin parfois, en voiture, encore heureux qu'il n'ait pas neigé ces derniers jours. Le causeur cause et bientôt se retrouve de nouveau seul. Le restaurant ayant fermé (pour toujours ?), la pizzeria étant restée miraculeusement ouverte (pour lui seul ?), il dîne en tête-à-tête avec sa pizza dans la petite salle à manger de l'unique hôtel dont il est le client unique, avant de se coucher tôt, comme les poules, dans sa chambre exiguë meublée et tapissée comme avant-guerre. Mais qu'on ne croie surtout pas qu'il s'attarde ici sur l'épisode pour qu'on le plaigne ! Au contraire ! Le repas de midi (salade de pommes de terre, omelette aux pommes de terre et aux cèpes, immense plateau de fromages), copieux comme dans l'ancien temps, tenait bien au corps, la dame de l'hôtel était si gentille qu'il n'a pas osé la ruiner en lui demandant de monter un peu le chauffage, il est plein de gratitude à l'égard de ceux qui l'ont fait venir, et puis l'étrangeté de toute cette équipée, l'impression d'avoir voyagé jusqu' au bout du monde et d'avoir même remonté le temps, l'impression surtout d'avoir vécu quelque chose qui lui ressemble, qui exprime le côté dérisoire de son entreprise avec une perfection que la vie offre rarement, cela n'a pas de prix. Voilà pourquoi, rentré chez lui, même s'il n'a presque rien vendu ce jour-là sur les hauts plateaux désolés, il s'est senti riche le VRP, Vieux Routier de la Poésie.
«que la montagne est beeel-le...» |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°151 en avril 2016)