Ce matin en faisant les courses j'ai rencontré Hamid. Je l'ai reconnu, mais pas moyen de me rappeler son nom. C'est lui qui m'a rafraîchi la mémoire : il était mon élève en seconde il y a douze ans. À vingt-neuf ans il est chauffeur de taxi et vit toujours à Chèvres, alors que tant d'autres se sont envolés. Rentré chez moi je l'ai retrouvé dans mon cahier de notes : 2003-2004, seconde 10. Je parcours les noms : Alex, Coralie, Eléonore, Estelle, Roman, Khaled, Maroussia, Calypso, Roy... Et Mickaël, ce cher Mickaël, dont je viens d'apprendre la mort... Vingt-trois qu'ils étaient, une brave petite équipe, de beaux souvenirs. Estelle me lançant un soir, à la fin de la dernière heure : À demain pour de nouvelles aventures !
Lorsque Carole est entrée dans ma vie, trente-deux ans après avoir été mon élève à Brimeil, j'ai ressorti mes archives. De cette année-là j'avais gardé jusqu'à mon cahier de textes où je notais les interventions orales des élèves au jour le jour. J'ai constaté qu'en novembre 71, après l'annonce de mon mariage, elle avait cessé de participer et de rendre ses devoirs pendant un mois, étant amoureuse de moi à mon insu.
Je débutais cette année-là, je n'ai rien jeté ; dès l'année suivante je n'ai plus gardé que mes cahiers de notes et les fiches individuelles de début d'année. J'ai un regret : ne pas avoir connu plus tôt l'ordinateur. J'aurais rassemblé mes 4000 élèves dans un gigantesque fichier, par ordre alphabétique, notant le nom, l'année, la classe, l'adresse, quelques éléments qui m'aident à me souvenir de chacun, nos éventuelles rencontres ultérieures, ce qu'ils sont devenus. Toutes ces vies, quel roman !
Cette manie des listes qui m'obsède — et ne se calme pas, au contraire — sert évidemment à lutter contre l'oubli. Tout mon passé, cette accumulation énorme de lieux parcourus, de personnes connues, d'histoires vécues, de livres lus, de films vus, de musiques entendues que chacun traîne après soi, bric-à-brac encombrant, monstrueux dont certains cherchent à se débarrasser comme on vide un grenier ou une cave, est à mes yeux un trésor. Parce que c'est lui le matériau de mes écritures ? Je ne sais pas si l'écriture est une fin ou un simple moyen. Un moyen pour... pour... pour quoi au fond ?
Rester vivant ?
L'oubli est une petite mort. Je regardais naguère l'excellent Berlin express de Jacques Tourneur. Au milieu du film, une scène frappante : l'assassinat d'un clown. Ça me rappelle quelque chose. Je consulte mes fiches : oui, j'avais déjà vu Berlin express. Pire encore : Un été capricieux, de Jiri Menzel, l'un de mes films de l'été. Je l'avais déjà vu à sa sortie, en 1969. Aucun souvenir. Il n'en reste plus rien qu'une ligne dans une liste. C'est lamentable. Je ne suis pas de ceux qui trouvent naturel d'oublier. Je me sens infirme.
Chaque matin je note sur un bout de papier les tâches de la journée, traduction, écriture, courrier, téléphone, courses, reportant à chaque fois ce qui n'a pas été fait la veille, notant ailleurs, dans l'agenda de l'ordi les tâches plus lointaines. Opération utilitaire, mais guère indifférente. Elle suscite des sentiments contradictoires : cette masse de choses à faire, c'est un peu accablant, mais cela prouve qu'on pense à moi, que j'existe.
Les livres que j'ai lus ? Trop tard pour en dresser la liste, dommage, mais je tiens celle de nos DVD, couvant des yeux ce signe extérieur de richesse culturelle, ainsi que le catalogue des ouvrages que j'ai traduits qui s'allonge lentement sur le présent site, comme un avare contemple son tas d'or. Je jalousais naguère mon confrère François Xavier Jaujard et son carnet noir gros de 400 adresses ; mon répertoire à moi, dans l'ordinateur, en contient quatre fois plus. Et tout cela m'inspire une fierté puérile.
Mais le bizarre plaisir que procurent les listes ne se limite pas à celui de les voir grandir. Les listes closes ont aussi leur charme. J'avais huit ans quand j'ai lu dans le journal pour la première fois la liste des engagés du Tour de France. Cent-vingt hommes répartis en douze équipes de dix, chacun des dix affecté d'un numéro suivant l'ordre alphabétique. Je lisais et relisais ces noms, fasciné : tous ces types impeccablement rangés sur la ligne de départ, magiquement égaux avant d'être impitoyablement classés, quel ordre, quelle harmonie !
La mémoire étant une pauvre folle, je suis encore capable de réciter par cœur les trente-deux noms de mes camarades de sixième. Je déroule parfois ces noms en compagnie pour faire le malin, ou tout seul pour vérifier que les neurones marchent encore. Bernard, Blondet, Bretonnière, Charpentier, Debut, Dispot, Esparre, Gormezano... Je me la récite comme une espèce de poème, une prière sans dieu. C'est complètement idiot et c'est peut-être cette idiotie, curieusement, qui m'enchante le plus.
Il y a dans toute liste, assurément, même dans la plus futile, un début d'organisation du monde, une ébauche de rituel. J'ai longtemps noté, appris pieusement, rabâché comme des litanies d'interminables listes de vocabulaire, censées m'ouvrir les portes de langues nouvelles, latin, anglais ou grec ; je ne sais ce que sont devenues mes notes d'anglais et peu importe, mais je pleure la perte de mon cahier grec. J'y notais non pas des mots, mais des phrases entières ou des bouts de phrases copiées dans les livres, et pendant quelques années monomaniaques il fut un compagnon de tous les instants. Je le lisais, le relisais partout, comme un bréviaire, et même, ayant appris qu'autrefois on interrogeait l'avenir dans l'Énéide ouverte au hasard en posant la pointe d'un crayon sur une ligne, j'ai parfois consulté ainsi mon cahier, dont les phrases, ma foi, m'ont souvent donné des réponses pleines de sagesse.
Aujourd'hui, dans mon travail de traducteur, je ne quitte plus ces autres listes que sont les dictionnaires. Grec-français, grec, Petit Robert, Bertaud du Chazeau, j'admire la somme de travail qu'ils représentent, je leur suis infiniment reconnaissant pour les services rendus, je les aime. Ils sont superbes comme une boîte à outils bien rangée. J'ai beau pester à tout bout de champ contre leurs imperfections et leurs lacunes, je n'en suis pas choqué : les langues bougent et c'est bien ainsi, j'y vois la preuve qu'elles sont vivantes. Un dictionnaire complet aurait quelque chose d'inhumain, de mort. Acceptons qu'ils soient seulement surhumains.
Ma liste la plus ambitieuse, en fin de compte, c'est celle des films que j'ai vus, évoquée tout à l'heure. Je l'ai entamée à quinze ans, sur des fiches roses ; trente-six ans plus tard j'ai opté pour un cahier, avant de passer enfin à l'ordinateur : c'est lui dont j'ai besoin pour pallier les défaillances de la mémoire. Quels films de Mizoguchi ai-je vus déjà ? Mon ami l'ordi me le dira d'un clic. Mais pour cela il faut d'abord tout recopier, le cahier, les fiches roses. Des milliers de films. Procédant à reculons, à petits pas, je suis arrivé en 1980 et reste collé là — avant les années anciennes, de loin les plus chargées. Pas le temps. Débordé. Je commence à me dire que jamais je ne finirai, qu'à ma mort la liste cinéma sera en toujours en plein chantier, comme les traductions, comme l'écriture, comme tout, vaste bordel inextricable. Mais n'est-ce pas mieux ainsi ? Avoir tout terminé, tout rangé, attendre la fin en charentaises dans un fauteuil ? Plutôt crever...
Le début de l'an 68... |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°150 en mars 2016)