MA MEILLEURE MORT


Je suis au rez-de-chaussée dans la cuisine quand je le vois par la fenêtre dans la rue, à quelques mètres. Pas grand, costaud, la peau sombre ou seulement l'air sombre, je ne sais pas, ça va trop vite, il a déjà sorti son flingue et la vitre vole en éclats.

D'autres fois je suis sorti dans notre petite cour pour vider la poubelle, quand de l'autre côté de la grille il me canarde presque à bout portant. Dans les deux cas, bizarrement, il me rate, je me blottis derrière le garde-manger ou je me rue dans l'appentis des poubelles, et le temps qu'il saute par dessus la grille, suivi par ses acolytes, j'ai juste eu le temps de fuir le fantasme et me réfugier dans la réalité.

Non, je ne suis pas traumatisé par les récents attentats. Cela fait des années que mon tueur me flingue. La raison de son acharnement ? Je n'en sais rien. Ai-je trop tiré dans mes pages sur la barbe de son prophète ? Je ne suis même pas sûr qu'il soit musulman. Viendrait-il, zélateur d'une de mes Andouilles, me punir de l'avoir offensée ? Serait-il jaloux de ma grande maison ? M'a-t-il confondu avec un autre ? Ou bien — ce serait le plus beau, dans un sens — n'y a-t-il d'autre raison à sa violence qu'une haine générale du genre humain ?

Ce petit cinéma que je me fais, je suis le premier à le trouver non seulement morbide, mais prétentieux : comme si mes écrits étaient lus ! Comme si, à supposer qu'on les lise, mes râleries anodines pouvaient fâcher quelqu'un ! S'attribuer une mort aussi spectaculaire et prestigieuse, quelle vanité ! Une telle grandiloquence ne me ressemble guère.

Les récents attentats — je sais, c'est absurde, indécent — m'auraient plutôt rassuré. Comme si, en me montrant que je ne suis pas le seul visé, ils avaient dilué la menace, faisant de moi un homme à abattre parmi des millions d'autres. Une mince aiguille dans l'immense botte de foin.

J'échapperai sûrement aux tueurs fous, mais la mort arrivera quand même par une autre route. Je crois que je pense à elle davantage à mesure qu'elle se rapproche. Il m'arrivera peut-être d'imiter Nadeau jusque dans sa longévité, mais souvent je me vois partir bientôt, dézingué par l'une des maladies à la mode — d'où l'obsession de faire ce qui me reste à faire sans tarder, on ne sait jamais. Je pense à la mort et j'ai beau faire le malin, j'en ai peur. J'ai encore, j'aurai toute ma vie charge d'âmes, et ma défection causerait chagrin et soucis matériels à quelques personnes aimées. Ensuite, si me fondre dans le néant ne me désole pas outre mesure, reste toujours ce petit doute imbécile : et s'il y avait une autre vie ? Je ne me fais aucune illusion : le paradis, s'il existe, est une arnaque, une sorte de Club Med sinistre ou je sombrerais vite fait dans l'ennui et la dépression, sans même pouvoir me suicider.

La mort, je la rencontre parfois. Cela se passe le dimanche matin vers neuf heures dans les bois de Fausses-Reposes, près du sommet de la côte de Picardie. Je trottine depuis une heure, longeant les étangs de Ville d'Avray endormis, puis la route encore déserte, et là, vers la fin de la montée, avant les premières maisons du haut de Versailles, sur une allée goudronnée en forêt interdite aux voitures, je la vois. Une très vieille femme, affreusement maigre. Des mollets comme des allumettes. Un squelette ambulant. Elle court elle aussi — façon de parler : un marcheur la dépasserait. Elle piétine péniblement. La dernière fois, elle s'aidait d'une béquille, elle ne courait même plus, elle essayait avec les bras, comme un oiseau qui bat des ailes sans parvenir à s'envoler.

D'habitude les coureurs se saluent, en ces heures solitaires du moins. Tandis que nous nous croisons, elle ne me regarde pas, trop concentrée sur l'effort intense qu'on suppose, ou trop honteuse d'être vue ainsi, ou accaparée par le bonheur de vivre encore, de bouger, d'être dans la forêt, de respirer d'ultimes bouffées d'oxygène, à moins qu'elle ne soit, au contraire, déjà loin de tout cela. Je n'ose lui parler. Je crains qu'elle ne réponde pas — ou qu'elle réponde. Ce serait effrayant comme si la mort se mettait à parler. La mort qui n'est pas ce personnage ricanant, triomphant qu'on imagine parfois, mais le contraire d'un personnage : quelque chose d'informe installé dans la personne pour la dissoudre. Mais ce que je vois en elle, c'est en même temps moi-même, dans vingt ans ou plus, ou moins, au bout de mon rouleau, à supposer que je sois encore de ce monde et que j'aie comme cette ruine ambulante la volonté de lutter jusqu'au bout. Ce que je vois là est lamentable et admirable, à parts égales. Et souhaitable au fond. M'éteindre à petit feu comme elle, voire claquer tandis que je clopinais parmi les arbres mes amis, pourquoi pas ? Cela me ressemblerait au moins.

Elle est partie courir encore plus tôt que moi, insomniaque peut-être, ou pour éviter les regards des vivants. À présent elle doit rentrer chez elle à travers bois, vers Viroflay sans doute. Viroflay la paisible, où il doit faire bon mourir. À chaque fois je suis tenté de la suivre, comme s'il fallait s'assurer qu'elle habite bien quelque part, qu'elle n'est pas une hallucination, un fantôme. Elle attire ma curiosité en même temps qu'elle me repousse. C'est affreux, cette répugnance que la déchéance physique inspire. Je repense, comme je le fais souvent, à ce roman lu jadis dont curieusement j'ai oublié le titre et l'auteur. Le héros, jeune encore, fréquentait de très vieilles femmes, il leur offrait son affection et même, lorsque elles le souhaitaient, davantage. Je crois qu'à l'époque j'avais trouvé la chose sinon choquante, du moins peu vraisemblable. Je serais moins catégorique aujourd'hui. J'imagine la scène tout en courant, et même si quant à moi je ne me sens pas prêt pour la BA, je comprends mieux la beauté de ces caresses, assez émouvantes peut-être pour déplisser un instant les vieilles chairs, rendre un souffle de vie à la nonagénaire qui trottine vers la tombe, ou la faire tendrement mourir.


On appelle ça Near Death Experience.
Ce qu'on voit une fois mort, paraît-il.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°149 en février 2016)